Peut-être que Dieu existe, et qu’il est omniscient et omnipotent, mais qu’il ne comprend rien. Un peu comme ces acteurs qui connaissent leur rôle par cœur dans une langue qu’ils ne parlent pas. Il sait tout, peut tout, mais tout lui étant incompréhensible, en outre, il fait n’importe quoi. Dans cette hypothèse, nous serions la révélation de Dieu, ce serait à nous de comprendre ce qu’il sait, de comprendre pour lui, de lui révéler le sens de ce qu’il sait. Évidemment, et toujours dans cette hypothèse, on se demande bien à quoi servirait Dieu, s’il ne nous serait pas néfaste. Comment faire confiance à quelqu’un qui ne comprend rien et fait n’importe quoi ? On ne le devrait pas. Le fait qu’une partie considérable de la population mondiale continue de lui faire confiance est problématique, pour ne pas dire plus. Mais peut-être que cette partie considérable de la population mondiale est comme Dieu : elle ne comprend rien à tout ce qu’elle sait. Et donc, elle fait n’importe quoi. Difficile de traverser une journée qu’on n’a pas envie de vivre. Est-ce pour cette raison que j’ai inventé cette hypothèse ? A-t-elle pour fonction de détourner mon attention de la réalité crue et surtout très cruelle de l’existence de cette journée, en particulier, de l’existence en général ? Un peu après avoir eu cette idée, je pensais à autre chose, et je me suis fait cette réflexion que j’avais vécu quarante-quatre années sans jamais rien réussir, sans jamais rien gagner : toutes les épreuves que j’ai subies, des compétitions de judo de mon enfance à l’agrégation de philosophie jusqu’aux candidatures à des emplois que j’avais ou n’avais pas envie d’occuper, ça dépendait des fois, j’y ai échoué. C’est une existence d’une nullité parfaite, et pourtant, elle est vécue, et pourtant, comme c’est la mienne, je continue de la vivre. Est-il étonnant dès lors que je n’aie pas envie de vivre cette journée ? Je ne le crois pas. Si tout est parfait, affirmation que j’ai soutenue ces derniers temps, il faut reconnaître que les choses sont quand même mal faites. Il y a des gens qui rêveraient de vivre ma vie normale, banale, et moi, je n’ai aucune envie de la vivre. À l’exception des pages que j’écris, et que presque personne ne lit, je ne dis pas au regard de la population mondiale, je dis simplement au regard du stock de lecteurs disponibles dans l’espace francophone, pages que j’aime écrire mais dont rien ne m’assure qu’elles ne sont pas fondamentalement mauvaises, ce qui expliquerait de façon rationnelle pourquoi presque personne ne les lit, mon existence n’a aucun sens, aucun intérêt, et, à vrai dire, l’existence même de ces pages est autotélique dans la mesure où personne les lit, etc., etc., etc. Pour supporter cette journée que je n’ai pas envie de supporter — si un jour je me relis, j’espère que le Dieu imbécile qui règne sur notre univers aura compris quelque chose de plus et qu’il me donnera la force d’être indulgent envers moi-même, me faisant me ressouvenir de l’état déplorable du monde dans lequel je vis et de mon estime de soi, ne serait-il pas indécent, en effet, qu’elle soit bonne, mon estime de soi, dans un monde mauvais ? —, j’essaie de me convaincre qu’il vaut mieux que je déteste tout le monde, mais quand une dame d’un certain âge sur son vélo me croise pour la deuxième fois en me disant bonjour, nous tournons tous en rond même quand il ne fait pas nuit, je lui réponds en souriant comme je l’avais fait la première fois, même si mon sourire était alors un peu essoufflé, j’étais en train de courir. Qu’est-ce, sinon la preuve irréfutable que, même le désirant, je ne parviens pas à détester le monde ? Il y a quelque chose d’irréductiblement bon en moi et peut-être est-ce la cause que je suis irréductiblement malheureux. Tout ceci pourrait se résumer par une question posée sur un ton passablement désespéré : Que faire ? Et la réponse ne le serait pas moins : Quelque chose ou rien, qu’est-ce que ça changerait ? La machine à laver vient de finir de tourner. Je me lève, sors le linge de la machine, l’étends, sors l’étendoir sur le balcon, reviens m’asseoir à ma table d’écriture. Parfois, comme en ce moment où j’accomplissais cette tâche ménagère, je me demande pourquoi je ne fais pas autre chose que ce que je fais, écrire, et, chaque fois que je me pose cette question, je me fais la même réponse : parce que je ne veux rien faire d’autre, parce que je n’aime rien d’autre, depuis que je veux faire quelque chose, aussi longtemps que je m’en souvienne, je veux écrire, le reste ne compte pas ou peu ou beaucoup moins. Que signifie le fait que je me pose parfois cette question alors que la réponse me semble connue ? Peut-être que j’attends de changer d’avis, ce dont je doute, mais je peux me tromper, peut-être que je m’assure que, sur ce point précis du moins, je suis toujours moi-même. D’identité, je n’en ai pas d’autre que celle-ci : écrire.

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