Comme je suis désespéré, j’écris. Je consulte une liste de noms où je ne trouve pas le mien. Je me dis : comment pourrait-il en être autrement ? Je sais comment, mais cela ne se produit pas. Peut-être est-ce impossible, en vérité. Je crois que c’est de là que vient mon désespoir, du sentiment sans ambiguïté de la nécessité de cette situation. Combien de nuits, en effet, me suis-je dit que je ne réussirai jamais ? Non pour m’en plaindre, mais je voyais l’avenir. Comme je suis désespéré, je m’attelle à la copie de mes éclaircies, que j’avais laissées de côté depuis le début de la guerre, corrigeant des choses, essayant d’élucider des difficultés qui semblent m’échapper à présent mais qui, au moment où je les écrivais, ne devaient pas m’échapper puisque je les écrivais. Ou bien étaient-elles là en tant que difficultés à élucider, énigmes ? Je m’apprête à commencer une phrase par « Mon époque », mais je ne le fais pas. À la place, je m’arrête, et me demande : est-ce mon époque ? Non, mais oui. Ou inversement : j’y suis, mais je n’y suis pour rien. J’ai le sentiment qu’il n’y a rien à faire comprendre à personne. Il y a ces gens qui donnent des leçons au monde (ils sont assez peu nombreux mais ont un pouvoir assez grand) et ces autres qui écoutent la leçon qu’on leur fait et obéissent sagement (ils sont très nombreux mais ont très peu de pouvoir), mais rien de tout cela ne veut dire quoi que ce soit. Il faudrait pouvoir montrer quelque chose du doigt et dire : « Regarde » pour qu’enfin, cela soit vu clairement, mais il n’y a rien à montrer, il n’y a pas d’objet à montrer. Or, nous ne savons voir que les objets. Le reste nous échappe. Ce qu’il y a à voir, c’est incrusté en nous-mêmes parce que c’est incrusté dans la langue que nous parlons : nous avons beau essayer de la bricoler, parce que notre langue est morte, nous ne parviendrons pas à l’en extirper, parce que notre langue est morte. En remplissant un questionnaire au sujet de Daphné, je suis ému, aux larmes presque, par les souvenirs que j’ai d’elle, par la personne qu’elle est, elle.

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