14.3.22

Avant j’avais les cheveux rouges et je voulais faire la révolution, aujourd’hui, j’ai les cheveux gris et mauvaise conscience, qui suis-je ? Le destin de l’Occident. Où l’on peut se demander si ce n’est pas un grand malheur pour les peuples d’être toujours dans le camp du bien ? N’importe quoi, pourvu que j’aie bonne conscience, que mon confort moral ne soit pas dérangé. Toujours la même histoire : nous avons les mains propres, mais nous n’avons pas de mains. Moins l’heure et quelque passée à courir etc., après le départ de Nelly pour accompagner Daphné à l’école, je consacre ma journée à faire de la copie pour les éclaircies, cahiers inachevés dont certains ont presque une dimension archéologique, mais que je couds entre eux pour la lumière qu’ils apportent. C’était leur destin, pour employer le même mot dans un contexte différent, c’était leur destin de devenir la toile d’un même tissage. Dans un moment d’égarement — j’étais en train de déjeuner —, j’ai pris conscience que j’avais travaillé tous les jours sans exception depuis trois cent deux jours, aujourd’hui étant le trois cent troisième. Travailler, c’est-à-dire : écrire. Pour un écrivain raté à la vitalité éteinte, me suis-je dit, ce n’est pas si mal que ça. Mais ce n’était pas ce que je voulais dire. Ce que je fais n’est pas productif et ne rapporte pas un centime, mais c’est ce que je fais. Et je ne cesserai pas de le faire, dussé-je continuer dans la même indifférence qu’aujourd’hui. J’ai passé en revue un certain nombre de noms propres (certains auxquels était assigné un signe – et d’autres auxquels était assigné un signe +), que je ne laisserai pas tomber ici, et puis je suis retourné à ma copie — je venais de finir de déjeuner : un bol de soupe, une galette de blé, une orange sanguine, voilà pour le menu. Je crois que si j’avais eu, jadis, les cheveux aussi rouges que ma révolution et que je constatais que, désormais, ils sont aussi gris que ma conscience, je me tairais à tout jamais. Ne faudrait-il pas que l’Occident se taise à tout jamais ? Mais qu’est-ce que l’Occident ? L’Occident, c’est le capitalisme, forme moderne de l’exploitation humaine (comme l’esclavagisme égyptien fut l’une de ses formes antiques), mais c’est aussi quelques notes sur un clavier qui éclairent le monde d’une sonorité pure. En définitive, et ce n’est pas une solution, c’est un problème, il n’y a pas un seul destin de l’Occident, il y en a plusieurs. La pointe tragique de l’histoire nous pousse parfois à croire que c’est dans les moments critiques qu’il se joue, mais ce n’est pas vrai. C’est tous les jours qu’il se joue. Apprenons à écouter notre mauvaise conscience, elle nous parle sans cesse, et empêche qui l’entend de ronfler paisiblement.