Fatigué mais ça va. Dans une sorte de demi-conscience (pas de demi-inconscience, on pourrait s’imaginer que c’est la même chose, mais non, pas du tout, les deux demies n’ont rien à voir entre elles, une demi-conscience ≠ une demi-inconscience), j’ai écrit un poème dans un carnet. À l’encre noire. C’était beau. Le poème ? Je ne sais pas. Non, je parle de l’expérience. L’expérience d’écrire le poème était belle. Ce qu’on appelle peut-être à tort « la littérature » ne devrait jamais se détacher, se couper de cette expérience-là de la beauté, ou quel que soit le nom que l’on donne à cette expérience spécifique au cours de laquelle je réalise quelque chose de parfait, de complet, qui ne souffre pas de faille ni de défaut, quelque chose d’accompli (ce qui est, je crois, le sens que John Dewey donne à l’expérience dans l’Art comme expérience). Tout le reste, pourrait-on dire avec dédain et en employant un mot américain à dessein, tout le reste, c’est du marketing. C’est probablement vrai, mais qu’entendrait-on par là ? Pour ma part, ce que je voudrais dire, c’est que tout ce qui vient entourer l’expérience de l’écriture tend à nous en écarter, à nous faire prendre de la distance avec elle, c’est-à-dire avec nous-mêmes, pour nous transformer en quelque chose que nous ne sommes pas, que nous ne voulons sans doute même pas devenir. Le livre même nous coupe de l’expérience « littéraire » (si, comme à l’instant, il est possible d’employer ce vocabulaire dans le contexte où je le convoque). L’idée du livre non en tant qu’œuvre (faire quelque chose de complet dans le temps) mais en tant qu’objet, en tant que bien. Car, en effet, le bien, c’est le mal. Plus une œuvre, mais quelque chose qui va faire l’objet d’un certain nombre d’échanges auxquelles on assigne une valeur monétaire. Ainsi, dans la lutte des nations entre elles comme dans la lutte de l’individu avec soi-même, tout se voit réduit à la monnaie. Or, l’expérience, en tant qu’elle est complète, qu’elle ne souffre d’aucun manque, d’aucune lacune, qu’elle s’accomplit, l’expérience échappe aux transactions de ce genre. L’y réduire, par la suite, c’est non seulement ne rien comprendre à l’expérience, mais surtout interdire à l’expérience d’avoir lieu, niant la singularité au profit d’une expérience quantifiable, quantifiée, standardisée, industrialisée. L’expérience est parfaite : c’est l’accomplissement de ce qui a lieu. C’est elle qui doit constituer le cœur de nos activités et non une sorte d’exception, d’extraordinaire qui se produit quelquefois sans que l’on sache très bien pourquoi.

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