Je me suis coupé la main. J’étais dans la cuisine où, en bon Français qui se respecte, profitons-en tant qu’il y a du blé, je tranchais un morceau de pain et, comme cela arrive toujours, et comme cela m’est déjà arrivé, et comme cela vient encore de m’arriver, je veux dire : bêtement, la lame dentée du couteau n’a pas arrêté sa course au pain, mais l’a prolongé jusqu’à la main. Une seule lettre distingue le mot pain du mot main, me suis-je fait remarquer un peu plus tard, et parfois quelques doigts, ai-je précisé, coupe-sans-rire. L’entaille n’est pas suffisamment profonde, cependant, pour m’empêcher d’écrire. Tout d’abord, j’ai ressenti un vif soulagement, après la douleur qui ne l’était pas moins, à l’idée que la blessure ne soit pas grave, que je ne sois pas sur le point de me vider de mon sang tout seul sur le carrelage froid et déprimant de cette demeure impersonnelle. Et puis, je me suis dit que c’était peut-être dommage, in fine, non pas de survivre, non, non dommage de pouvoir continuer à écrire. N’y aurait-il pas quelque chose de sublime, en effet, à être empêché d’écrire à la suite d’un accident ? N’y aurait-il pas là quelque chose de profondément symbolique, l’univers opposant un refus destructeur à ma personne et son œuvre ? Dicterais-je alors mes textes tel un aède voyant ou me réfugierais-je dans un silence aussi énigmatique qu’éternel ? Tout ce que je sais, c’est que j’aurais pu m’évanouir à la vue du sang qui coulait de la blessure, ce qui aurait confirmé l’opinion du père de mon épouse à mon sujet, mais que non, je me suis contenté de le sucer, autovampire, et de bander la plaie, infirmière de moi-même. Pas facile quand on n’a que sa main pour s’occuper de l’autre. Que ta main droite ignore ce que fait ta gauche, est-il dit ou à peu près dans la Bible, qui ne croyait pas si bien dire. Les problèmes, ce ne sont pas les mains qui les posent, mais qui n’en a que deux pour se mettre un pansement.

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