Photogénie du mal : d’un certain point de vue, tout est beauté, tandis que, d’un autre, tout est laideur. Les images ne signifient rien. Notre civilisation qui, aveuglément, croit en elles, ne s’interdit-elle pas de comprendre ? De comprendre quoi ? Mais de comprendre tout. À supposer, bien sûr, qu’elle veuille comprendre. Et rien n’est moins sûr. Dans le journal, un article consacré aux témoignages de gens déprimés par la guerre, qu’ils ne vivent pas, et qui, ne la vivant pas, en conçoivent par surcroît de la honte, de la culpabilité, ce qui les rend encore plus déprimés, déprime qui elle-même les déprime parce qu’il faut être résilient, pas déprimé. Et l’Occident de s’enfoncer ainsi toujours plus profond dans la dépression : on relie entre eux des phénomènes, des événements qui n’ont rien à voir pour se placer au centre d’un univers qui, de fait, n’existe pas : des gens de tous horizons témoignent de leurs souffrances, de leurs colères, de leurs obsessions, comme si les désastres succédaient aux tragédies qui elles-mêmes précédaient des crises sans précédent en prélude aux pires cataclysmes dans un continuum de terreur, d’angoisse, de menace omniprésente et d’incompréhension totale. Parce qu’elle porte le même prénom que ma fille, j’ai envie de plaindre cette adolescente qui se lamente : « J’ai loupé de nombreux moments de vie, dit-elle, je n’ai fêté ni mes 16 ans ni mes 17 ans. Cet été, j’ai commencé à sentir que la crise sanitaire me pesait. On nous annonce enfin qu’elle touche à sa fin, mais pour laisser place à la guerre. » Mais qui lui a mis ces idées en tête et qui les lui en ôtera ? Sommes-nous donc seuls au monde, abandonnés de tous, sans parents ni repères moraux pour nous soutenir, nous aider, nous éclairer, nous guider ? Plus le capitalisme avance, et plus les individus sont livrés à l’absurdité de leur sort, avec d’autant plus de violence que le capitalisme détruit la culture pour y substituer un divertissement généralisé qui ne permet de se forger aucun outil d’intelligence, de compréhension, qui interdit toute forme d’accès sensé au monde, qui ne laisse rien qu’un désert d’incompréhension : les événements, les expériences se succèdent les unes aux autres sans que je sois à même d’y déceler ou de leur conférer la moindre signification : ce n’est tant le monde qui est un chaos — on s’imagine que ce que nous vivons est exceptionnel alors même que l’expérience de la maladie, de la guerre, bref l’expérience de la mort est au cœur de l’humanité depuis sa naissance, c’est même cela qui nous distingue : nous avons conscience de la mort, de la finitude, de la violence de cette condition à laquelle rien ne nous permet d’échapper et qui ne nous empêche pas de vivre pour autant, nous avons conscience de notre mortalité et cette conscience n’annule pas notre volonté de vivre (l’orientation globale de notre civilisation dont l’antispécisme est une dimension moins ridicule qu’il ne le semble au premier abord, tend à nier notre spécificité, ce qui revient à nous priver des moyens qui nous permettent de comprendre ce qui arrive dans le monde et ce qui nous arrive dans le monde) —, ce n’est pas tant le monde qui est un chaos que la façon dont nous le concevons. Le désordre du monde a toujours été le même mais, peut-être, celui qui règne dans notre tête n’a-t-il jamais été si grand. À Daphné, avec qui nous parlons de tout cela au petit-déjeuner, je cite ce koān de Yunmen Wenyan et que John Cage aimait tant : 日々是好日.

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