29.3.22

Ce que j’aurais à dire si je le disais je n’ai pas envie de le dire. D’abord, parce que ce moi qui dit « moi », moi, je ne suis pas sûr que ce soit moi. Si je disais ce que j’ai à dire, celui qui parlerait serait un autre que moi. Ne va pas croire qu’il ne parle pas, d’ailleurs. Bien au contraire. La plupart du temps, le seul qui parle, c’est lui. Moi je me bats pour avoir mon mot à dire. Il y a une forte tendance monopolistique dans son usage de la parole. Et moi, tout ce que je puis faire, c’est essayer de la lui couper, la parole, pour parvenir à dire quelque chose d’autre, quelque chose de personnel, quelque chose qui change (enfin) de sujet. (Tu as vu, non ? comme tous les sujets, si l’on y prête attention, sont toujours exactement les mêmes, ils semblent différents, mais c’est toujours un seul et même et unique sujet. Le pluralisme n’est qu’un monisme travesti.) C’est pour cette raison que, depuis plusieurs heures, maintenant, que j’écris, je ne fais presque qu’une seule chose : effacer ce que je viens d’écrire. Une fois, deux fois, trois fois, cent fois, autant de fois qu’il le faut. Tandis qu’hier, je déplorais la négativité, le manque de positivité, aujourd’hui, je découvre que, avant de faire quoi que ce soit, il faut détruire, oui, détruire, détruire, détruire. Ce que j’appelle « moi » est composé à 99%, c’est une évaluation à la louche, à 99% d’ingrédients qui ne sont pas moi, mais me sont imposés. À force de fréquenter le vaste monde social, on finit par croire que cette chose-là, bizarre, qui a des opinions, des désirs, qui s’émeut, s’indigne, se met en colère, se montre solidaire, que cette chose-là, c’est « moi », mais ce n’est pas vrai, c’est tout à fait l’autre. Dans un conte fantastique, le narrateur que je suis partirait dès lors à la recherche de l’autre, de celui qui fabrique les mois des autres à l’image du sien, lui qui est vraiment le moi dont je ne suis que le double grossier (je crois que j’ai déjà écrit une histoire comme ça, non ?), mais dans le roman prosaïque de nos vies, ce responsable n’existe tout simplement pas : ce n’est pas une personne, c’est autre chose, une force, un système, si l’on veut, oui, moi, je dirais plutôt : un mode de production du monde. Et ce mode de production du monde, ce mode qui, produisant le monde, me produit moi, ce mode me veut du mal, me faisant à l’image de l’image qu’il se fait du monde, il réduit chaque jour un peu plus l’espace dont je dispose pour vivre car, chaque image qu’il impose par ses canaux, chaque image qu’il injecte dans son réseau infini, chaque image réduit le périmètre de mon langage, c’est-à-dire : le périmètre de ma puissance, je dis des mots que je ne veux pas dire et je crois que c’est moi qui parle, je parle une langue que je crois être la mienne, mais elle n’est que l’image une infinité de fois répliquée de quelque chose que je ne suis pas, ne veux pas être, mais deviens quand même. Ô triste monde, je ne t’aime pas, tu sais.