Pays imaginaire, sorte d’Asie figurative dont le souvenir ferait défaut, quand je lève la tête, je te vois derrière la couche de laideur sur toi imposée, seconde nature qu’on ne prend plus la peine de distinguer de la première. Fut-elle jamais, cette première nature ? On peut en douter. Son mat, sans échos, possibilité du silence, extrémité du vide. De mon point de vue d’humain fini, météorologie et cosmologie ne font qu’une. (Après tout, dans le cosmos, il y a des climats partout.) C’est cela aussi qui me fascine chez John Cage : son ouverture aux sons, son ouverture au monde, la façon dont il est parvenu à montrer que silence et bruit s’entr’expriment, et que c’est cela, cette entr’expression, la musique. D’où ces mots qu’il plaça, par modestie, peut-être, ou pour qu’ils rendent un son plus profond encore, ces mots qu’il plaça dans la bouche de Thoreau : « Music, he said, is continuous; only listening is intermittent » (« Preface to Lecture on the Weather, 1976-79 »). Lumière grise qui m’oblige à froncer les sourcils ou à plisser les yeux, si j’augmente la luminosité de l’écran, je suis aveuglé, si je la baisse, je n’y vois plus assez. Où se trouve le point d’équilibre ? Quelque part dans le monde, ou est-ce encore une métaphore prise au pied de la lettre, une sorte de « point d’Archimède » ? Ému aux larmes — note comme les larmes que cause le langage sont plus dignes que celles que provoquent les images, comme la littérature émeut avec pudeur tandis que les productions de l’industrie culturelle (elles peuvent d’ailleurs être textuelles, artistiques, mais elles ne peuvent pas être bonnes) émeuvent avec vulgarité (pense aux renforts de musique en mode mineur qu’on mobilise pour ce faire) —, ému aux larmes, dis-je, hier au soir quand, dans la Guerre et la paix, Pierre déclare son amour à la Natacha humiliée, déshonorée que Kouraguine a trompée : la grandeur qu’il avait cherchée chez Napoléon, dans la franc-maçonnerie, sans jamais la trouver, se réfugiant dans la débauche pour surmonter l’absurdité de l’existence ainsi conçue, il la trouve là, chez cette jeune fille fatiguée et vaincue, — il la découvre dans la vie. C’est parce que nous cherchons la grandeur ailleurs que dans la vie même que nous nous fracassons sans cesse contre le mur des confusions, que nous nous fracassons sans cesse contre le mur des illusions.

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