Où passent les idées que je n’ai pas sinon dans les larmes qui coulent de mes yeux ? Depuis ce matin, c’est un symptôme de plus du virus qui, s’il n’a rien de métaphorique ni d’alarmant, n’est pas à pleurer de rire non plus. Je ne suis pas drôle. Non, mais je ne suis bon à rien d’autre. Tout ceci est assez lamentable, il faut le dire. Sur la plage où j’avais accompagné Daphné pour qu’elle s’amuse un peu, entre deux écoulements éphésiens, apparurent sept chiens. Si j’avais vécu dans une autre civilisation, ou si j’avais été moi-même plus éloigné des lumières que je ne le suis encore aujourd’hui, j’aurai pu croire à un signe avant-coureur de l’apocalypse. Mais la vérité, c’est que cette apparition est la preuve irréfutable que cette dernière a déjà eu lieu. Ce qui m’a frappé, c’est que ces sept chiens n’avaient que trois maîtres (deux maîtres et une maîtresse, pour être précis). Il y avait quelque chose d’inquiétant chez eux, comme l’indice, non d’un retour à la barbarie, mais que la nouvelle civilisation dans laquelle nous vivions désormais incorporait la barbarie. Un peu après, ce fut une jeune femme qui, voyant que Daphné avait peur de son chien, se contenta de lever les yeux qu’elle avait rivés sur son téléphone un bref instant pour adresser un sourire neutre et indifférent (un sourire bête, quoi) à un univers auquel elle semblait manifestement étrangère. On a traduit par « inquiétante étrangeté », l’infamiliarité (Unheimlichkeit) que ressentit Sigmund Freud en prenant conscience que, ce visage qu’il n’avait pas reconnu dans le reflet de la vitre du train où il se trouvait, c’était le sien. Aujourd’hui, cette infamiliarité me semble prendre un sens tout différent : que nous reconnaissions encore notre visage dans le visage de ces êtres avec lesquels nous partageons de moins en moins de propriétés morales. L’idée d’universalité, c’est moins dans les conséquences historiques de la décolonisation qu’elle s’abîme que dans ces fractures éthiques qui apparaissent au sein d’une même espèce, au sein d’une même culture, au sein d’une même ethnie. De fait, les ethnies ne sont rien que des cris de ralliement guerrier pour des tribus primitives ; quand l’obsession qu’elles excitent subsiste dans des sociétés dites développées, c’est que la civilisation a incorporé la barbarie et qu’elle continue de vivre à la manière de ces non-morts qui peuplaient jadis les récits horrifiques de la bourgeoisie britannique. La vérité ? Tout le monde est positif, mais moi, je n’ai pas fait de test.

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