Je commence par une clarification : dimanche 24 avril 2022, j’irai voter blanc. Comme dimanche 12, j’ai voté blanc. D’habitude, je m’abstiens, mais cette fois, pour montrer le bon exemple à ma fille, comme on dit, je vote. Je vote, mais blanc. Écartons tout de suite les objections fallacieuses et l’argument selon lequel l’offre serait suffisamment vaste pour pouvoir choisir un candidat. C’est un argument paresseux : la démocratie représentative ne représente pas, elle fonctionne comme un entonnoir réductionniste : beaucoup d’idées à l’entrée, presque rien à la sortie. Ainsi, l’idée selon laquelle il y a deux France n’est-elle qu’une manière caricaturale d’exprimer le fait que l’ensemble démocratique est trop hétérogène pour qu’il en émane quoi que ce soit de cohérent. Une démocratie efficace ne peut opérer que sur des ensembles restreints (à l’échelle d’une grande ville, par exemple). Cette clarification faite (je ne donne ma voix à personne), je voudrais dire que la France vit sur un mythe politique tenace qui est un obstacle à la démocratie (à l’invention d’un fonctionnement démocratique nouveau) : l’extrême-droite. Hier, j’ai oublié son nom, mais peu importe, le directeur de la revue Regards expliquait que ce qui unifiait « la gauche », c’était l’antiracisme, ce qui revenait à admettre qu’être « de gauche », c’est faire en sorte de mettre en œuvre les conditions idéales afin d’avoir bonne conscience. Or, cette bonne conscience est une fausse conscience. La réalité est que l’extrême-droite n’a jamais gouverné en France et que, à cause du fonctionnement majoritaire des institutions démocratiques (absence de proportionnelle), elle a moins de représentants dans les assemblées que des partis qui font moins de voix qu’elle aux élections. On en arrive ainsi à cette situation absurde où un parti qui parvient au second tour de l’élection présidentielle a trois fois moins de députés qu’un parti qui fait moins de 2% des voix. Peu importe dans quel camp on se trouve soi-même (pour qui on vote), on ne peut que reconnaître que cette situation est irrationnelle et non-démocratique. À force de vivre sur le mythe du front républicain, du barrage au fascisme, version post-moderne du ¡No pasaran!, la démocratie française se vide de tout son sens. Pour prévenir un péril largement fantasmé, les électeurs choisissent un parti dont les idées sont opposées aux leurs avant de déplorer que ces idées soient mises en œuvre et, donc, une politique contraire à leurs intérêts de classe, sociaux, économiques, idéologiques, etc. La dernière élection où le front républicain a fonctionné a donné naissance aux fameux « gilets jaunes », sorte de réponse d’en bas à la fiction d’un président Jupiter qui avait été élu pour des idées qui n’étaient pas les siennes. En fait, à force de se décider en fonction d’idées qui ne sont pas les siennes, ou pas tout à fait, à force de se réfugier derrière des principes qui sont en réalité des mythologies mal fichues, on aboutit à une situation où les gens votent eux-mêmes contre leurs propres idées. Ainsi, qui a voté Mélenchon au premier tour des élections présidentielles de 2022 devrait, pour lutter contre le péril fasciste (« Pas une voix pour Marine Le Pen », dit-il), aller voter pour Macron sans partager la moindre de ses idées. Le fonctionnement majoritaire produit cette absurdité démocratique et, en réalité, conduit au dysfonctionnement de la démocratie qui n’est plus qu’une grande machine à confier des pouvoirs démesurés à un individu seul pour empêcher un mal qui n’a jamais eu lieu, et ne peut probablement pas avoir lieu, en raison même du fonctionnement majoritaire de la démocratie (le paradoxe étant en effet que la démocratie majoritaire produit l’effet pervers qu’elle empêche : l’extrême-droite que son fonctionnement empêche d’accéder au pouvoir). D’autant que ce front, et c’est là le pire dans cette situation, ce front ne fait jamais l’objet d’aucun accord. On pourrait imaginer que les responsables politiques qui ont appelé à voter Macron pour faire barrage au fascisme, passent un accord de gouvernement précis, détaillé, avec le futur président afin qu’il n’y ait pas de confusion entre les supposés principes et la réalité effective de l’exercice du pouvoir, ouvrant ainsi la voie à une sorte de gouvernement de coalition ouvert, qui prendrait en compte les différentes tendances dudit barrage. Mais non, c’est un appel inconditionnel. Or, cette inconditionnalité, très magnanime quand elle se déclare devant les caméras de télévision, est dévastatrice quand le pouvoir s’exerce ensuite sans partage. La démocratie majoritaire valide le résultat et non pas les raisons qui ont conduit à ce résultat. Or, ce qu’il y a précisément d’intéressant, de pertinent, de signifiant, dans la démocratie, ce sont les raisons : le résultat est une conséquence des raisons. Si on efface les raisons a priori, le résultat change nécessairement. La posture jupiterienne, outre la bizarrerie mentale et culturelle qu’elle exprime (on s’imagine Louis XIV dansant avec Lulli et Molière et on découvre un jeune cadre dynamique qui se rabat la mèche sur le front pour cacher sa calvitie naissante faisant des vidéos sur YouTube), fait fi des raisons pour s’appuyer uniquement sur le résultat et fabriquer une légitimité qui n’existe pas. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une démocratie qui garde la trace de son avènement, qui fasse sa propre histoire naturelle, et ne se coupe pas des conditions dans lesquelles elle se produit effectivement. La démocratie est un processus, pas un état. (En quelque sorte, la démocratie, ce n’est pas l’État, c’est tout le contraire.) Ce que la gauche appelle elle-même « la gauche » a une immense responsabilité dans ce dysfonctionnement démocratique. En se réduisant elle-même à un antiracisme de confort moral, elle interdit toute mise en question, toute interrogation profonde des mécanismes de l’accession au pouvoir et de son exercice. Au nom de la lutte contre le racisme, la gauche en vient à voter contre elle-même, pour le mal, pour la droite. N’est-ce pas profondément nihiliste ? Comme si, au fond, à gauche, on savait bien que ce qui fait l’union, à défaut de l’unité, était certes beau (beau comme le sont les belles âmes), mais sans portée, sans efficace : on s’invente un ennemi terrible pour que ses triomphes soient grands — et les sacrifices sont les plus sublimes des triomphes —, mais en réalité tout ceci est purement verbeux : c’est du bavardage dont les conséquences sont désastreuses. Vingt années de cette politique du barrage ont conduit à une fragmentation de la gauche où chaque mouvance ne s’allie aux autres qu’en se bouchant le nez. Au-delà, elles signent l’acte de décès de la démocratie majoritaire laquelle continue de fabriquer des majorités sur du vent (bavardage), sur du vide (absence réelle de majorité), sur un artefact de plus en plus contre-intuitif, de plus en plus contre-productif. Car, en effet, il est indiscutable que ce qui progresse le plus durablement, le plus profondément, ce n’est pas la démocratie, c’est la lassitude, le désespoir, le nihilisme, la haine que l’abstention exprime dans tout son mutisme. Du moment qu’il y a une majorité, cette majorité fût-elle fictive, fabriquée de toutes pièces avec du rien, du moment qu’il y a une majorité, tout va bien. Nous verrons jusqu’à quand. Une chose me semble sûre, d’ores et déjà : la démocratie majoritaire (« le gagnant remporte tout ») est l’ennemie de la démocratie.

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