C’est la vérité, oui, je l’avoue, il m’arrive d’adresser des doigts d’honneur aux automobilistes qui refusent de me laisser passer alors que, déjà engagé sur le passage piéton, je suis en train d’essayer de traverser la rue. Ce n’est pas glorieux, non, et pourtant, c’est la vérité. Aussi, la dis-je, car je veux la dire toute, ne l’oublie pas. Ce n’est pas glorieux, donc, non, ce n’est pas glorieux, mais qu’est-ce qui est le plus agressif, ce doigt vengeur mais bien inoffensif, ou le danger public qui, au volant de son bolide, s’avère incapable de s’arrêter ? C’est bon, ah, ça va ! répondrait-on en marseillais dans le texte à quiconque essaierait de mettre un peu d’intelligence dans le bon sens commun (giratoire) qui voit dans l’autre un empêchement de vivre sa liberté pied au plancher. Cela ne date pas d’hier, n’en déplaise aux réactionnaires contempteurs d’une politique de la ville sans automobile. Dans Courir les rues (1967), Raymond Queneau écrivait déjà (« Les problèmes de circulation ») : « Il a pris sa voiture les pigeons avaient chié dessus / et puis il a fait du cinq de moyenne / pendant des heures et des heures / il a éraflé une aile / il a bosselé son pare-chocs / on lui a craché sur son pare-brise / et il a attrapé cinq contraventions // ah qu’il ah qu’il ah qu’il est content / d’avoir promené sa bonne ouature / si elle lui a coûté tellment d’argent / c’est pas pour en faire des confitures / et bing et poum et bing et pan », pas mal, non ? Je venais de parcourir mes dix kilomètres, difficilement, mais disciplinement, contre mon meilleur jugement même à l’occasion, lequel m’enjoignait d’arrêter sur le champ, mais non, je sais mettre mon meilleur jugement au pas : il y en a un autre qui le précède. Sur quoi, je me suis dit à peu près : Comment se fait-il qu’on ne veuille pas nous laisser vivre en paix ? Cet on un peu vague, cette onde, dirait-on ? cet on un peu vague, je le laissais tel dans mon esprit à dessein car il va du plus simple au plus complexe, du plus banal au plus despotique, du plus ordinaire à l’état d’exception. À quoi l’être humain en société peut-il pourtant bien aspirer sinon à cela : pouvoir vivre en paix ou, pour préciser ma pensée, qu’on ne voie pas dans cette idée une sorte de repli casanier sur soi-même, vivre en paix en attendant la mort, non, mais qu’on nous laisse tranquille ? Qu’on nous laisse vivre notre vie comme nous l’entendons, indifférente aux diktats, aux ordres, aux injonctions, aux commandements dont le seul but est de nous entraver, de nous empêcher de penser, de nous empêcher de respirer, de nous empêcher de vivre. Tant que la vie sociale sera surdéterminée politiquement (et la politique paternaliste à pépé), le monde social sera invivable et toute une dimension de l’existence devra être consacrée à la recherche d’enclaves au sein de l’insanité, enclaves où l’on puisse prendre le temps de se demander qui on est et comment on peut faire pour être soi-même, ou le devenir ou trouver qui c’est, ou s’apercevoir que ça n’existe pas, que soi-même c’est personne, ouf, on peut enfin souffler.

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