19.4.22

Couru une heure de plus ce matin. Sans vitesse excessive, pas lentement non plus, afin de faire 10 kilomètres ou un petit peu plus en une heure, avec détermination et constance, en accomplissant ce que j’avais décidé d’accomplir, fût-ce dérisoire, fût-ce ridicule, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Posant cette question, je pense à la sentence de Bernhard et trouve une interprétation à laquelle je n’avais pas encore pensé : si tout est dérisoire quand on pense à la mort, la vie tout entière est dérisoire, mais cette pensée de la mort elle-même, n’est-elle pas dérisoire ? Seule la mort n’est pas dérisoire : une fois mort, on ne rit plus. Radical. Tous les moyens étant bons pour parvenir à ses fins, depuis quelques jours, la ritournelle revient de l’incompatibilité entre démocratie et pureté, façon de préparer les esprits à n’importe quel accommodement, n’importe quelle compromission, dans l’espoir (dérisoire, naturellement) de sauver ce qui reste encore à sauver en empochant la mise. Et nulle part, cette idée : que peut-être, il n’y a plus rien à sauver, — que peut-être, le seul moyen de se sauver, c’est de ne rien sauver. Comme on fait avec un membre gangréné, il faut couper, il faut rompre, il faut détruire. Entre le compromis et la compromission, il n’y a qu’un pas, qu’il n’est certes pas nécessaire de franchir, mais qu’on franchit nécessairement quand on cesse de penser, quand on cesse de parler, quand on oblige la pensée à abdiquer devant une nécessité plus impérieuse, mais qu’y a-t-il de plus grand, qu’y a-t-il de plus digne, que l’usage de notre faculté de penser ? Je m’égare sans doute un peu, mais j’ai l’impression qu’il y a quelque chose de profond et de vrai dans cette idée. Peut-être est-ce une illusion — tout est une illusion —, mais j’ai l’impression de mettre le doigt sur quelque chose. La multiplication des oxymores qui structurent l’espace public (l’idée qu’on peut être de droite et de gauche, qu’on peut concilier sobriété et croissance, etc.) ne sert pas à ouvrir de nouvelles voies, mais à rendre toutes les voix confuses : quand plus rien ne veut plus rien dire, ou plutôt : quand tout peut vouloir tout dire, quand toute chose peut signifier son contraire et s’accorder avec elle, on ne parvient pas à quelque chose de supérieur, on instrumentalise cette confusion pour imposer d’autres valeurs, un nouveau mètre-étalon : ce n’est plus la signification qui règle les rapports publics et démocratiques, c’est l’efficacité, la rentabilité, l’émotion, l’image plutôt que le langage. Parler ne veut plus rien dire, les échanges ont lieu ailleurs et nous n’avons aucun pouvoir là-dessus. Nous jouissons d’une parodie de pouvoir et sommes impuissants.