En pénétrant dans l’appartement, j’ai senti une présence menaçante. Maléfique, dirais-je, si, outre les États-Unis d’Amérique et quelques autres empiraillons théocratiques, ce mot n’était pas tombé en désuétude. Malfaisante présence, vaut-il sans doute mieux dire, que j’avais déjà perçue passant sous le balcon et levant la tête vers là-haut comme s’il y avait quelqu’un ou quelque chose qui rôdait. Mais qui peut bien rôder à midi sur le balcon d’un sixième étage d’une ville de province alors que l’appartement est censé être vide ? Tout le monde. Personne. Comment savoir ? J’ai chassé cette idée ridicule de mon esprit et j’ai continué mon chemin, tenant Daphné par la main, qui avait faim et mal aux pieds après son cours de danse. En pénétrant dans l’appartement, j’ai senti de façon plus aiguë cette présence menaçante, malfaisante, comme un mal absurde, mû par un désir aveugle, sans autre loi que la seule nécessité, le seul appétit, la seule faim. Voyant deux grandes ailes blanches prendre le large, j’ai compris qu’un oiseau de mer avait hanté ces lieux en mon absence, et j’ai pensé : Ah non, j’espère qu’un oiseau ne se pas encore perdu dans un coin d’où il faudra des heures pour le déloger, j’ai un déjeuner à préparer, moi, mais non, le mal n’était pas là. Le mal, ou plutôt les séquelles du mal, devrais-je dire, le mal était ailleurs : dans ce petit animal mort, ses entrailles vermillon à l’air libre, cet oiseau qui, ses plumes peuplant le balcon en attestaient sans aucun doute possible, avait dû souffrir avant de périr, d’autres traces sur les vitres encore moins ragoûtantes renforçaient la preuve, tenter de lutter en vain, massacré par plus fort que lui avant d’être mangé sans autre forme de procès. Un peu plus tôt, dans la matinée, je m’étais arrêté pour prendre en photographie un autre oiseau mort, sur le bas-côté du chemin, pas un pigeon, cette fois, une pie, je crois, et je n’imaginais pas que cette image vue et puis prise, je n’imaginais pas que cette image serait prémonitoire, qu’elle n’était pas à elle-même sa propre fin, une banale œuvre d’art, donc, mais le signe avant-coureur, la prémonition du carnage dégoûtant mais normal que j’allais découvrir un peu plus tard, une fois rentré chez moi tenant mon enfant par la main. Devant les entrailles béantes de la petite bête morte, je n’ai pas eu le courage de prendre mon appareil et la photographie, à la place, je me suis dit que j’allais vomir, mais en fait non, car j’ai un cerveau ancestral, j’ai un cerveau bien plus vieux que moi, à l’intérieur de ma boîte crânienne, un cerveau qui renferme des images que je n’ai jamais vues, contient des savoirs que je n’ai jamais connus, mais qui se ravivent, remontent à la surface, retrouvent toute leur vigueur à l’occasion d’une rencontre plus ou moins rassurante. Je n’ai pas vomi, non, mon moi plus vieux que moi m’en a empêché, je suis allé chercher un balai et un sac poubelle et, tâchant de garder mon sang-froid face à la mort imbécile qui maculait mon domicile, j’ai ramené en le faisant glisser le cadavre de la petite bête dans le sac plastique. Il était mou, mou et léger, très léger. C’était étonnant, je ne m’attendais pas à ce qu’il en soit ainsi, je m’imaginais quelque chose de plus compliqué, de plus lourd, de plus pesant, mais ce ne l’était pas, je m’imaginais qu’il était possible que la bête réagît, mais ce ne l’était pas, la mort est ainsi : molle, dérisoire, dépourvue de tout sens. Alors j’ai ramené en la faisant glisser cette bestiole qui ne pesait presque rien dans le sac poubelle et, faisant attention de ne rien toucher, je l’ai faite tomber au fond du sac par de petits mouvements secs et vifs du poignet, comme on ferait sauter des crêpes dans une poêle, mais à l’envers, quelle comparaison insolite, et j’ai refermé le sac de la façon la plus hermétique possible. Ensuite, j’ai dit à Daphné qui observait cette scène avec son pouce et son doudou, oui Daphné a encore son pouce et son doudou à la maison, mais sans paraître traumatisée le moins du monde, en tout cas, moins que moi, les enfants ont une vision du monde qui leur est propre, j’ai dit à Daphné que nous allions aller jeter le sac à la poubelle, et nous sommes descendus au sous-sol pour accomplir cette basse besogne. Dans l’ascenseur, pince-sans-rire, j’ai demandé à Daphné si elle voulait dire une petite prière pour le pigeon mort, mais elle m’a répondu que non en riant un peu. Je n’arrivais pas à me sentir proche de cette chose dans le sac et je n’y suis pas plus parvenu quand il a fallu poursuivre la besogne de plus en plus basse et nettoyer les traces de sang sur le sol. Je suis allé remplir une carafe d’eau avec de l’eau et une solution nettoyante bio à base de vinaigre, j’en ai versé sur le sol du balcon et, à l’aide du balai, j’ai frotté, m’étonnant que les taches partent si facilement. Est-ce que le souvenir part aussi rapidement ? Je ne me suis pas senti proche de cette chose sur le balcon puis dans le sac puis dans la poubelle non plus en frottant le balcon, malgré la doxa qui veut qu’il n’y ait pas de distinction entre les animaux et nous, je ne me suis pas senti semblable à ces animaux, je ne me suis pas vu moi, me jetant sur une bête ou une autre, qu’elle soit de mes semblables ou non, pour la manger toute crue parce que j’avais faim. Je ne me suis pas vu en train de le faire, tout comme je ne me suis pas vu en train d’enseigner à ma fille comment le faire, elle qui avait grand faim pourtant, comme elle le dit si bien, même si, dans mon cerveau, dans mon moi plus vieux que moi, il y avait des images d’hommes qui avant moi s’étaient jetés sur des bêtes, qu’elles soient de leurs semblables ou non, pour les manger toutes crues parce qu’ils avaient faim. Je me suis dit, et ce n’était pas une conclusion, c’était une remarque en passant, passant le balai, plus exactement, je me suis dit que, s’il était devenu de bon ton de haïr la civilisation, de nier toute distinction parce que toute distinction est perçue comme une discrimination, la civilisation était néanmoins ce qui nous empêchait de nous manger les uns les autres parce que nous avons faim. Chaque fois que la civilisation recule, chaque fois qu’on attaque la civilisation, pour des raisons éthiques, pour des raisons politiques, pour des raisons esthétiques, pour des raisons économiques, chaque fois que la civilisation recule, la probabilité que nous nous mangions les uns les autres parce que nous avons faim augmente, jusqu’à ce qu’elle cesse d’être une probabilité pour devenir la réalité. Mais, quand il n’y aura plus de civilisation, qui passera le balai ?

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