Plus j’ai d’échanges avec mes congénères phocéens et plus j’ai envie de foutre le camp. Mais je garde mon calme : ce qu’il m’arrive, je l’ai voulu, gardons notre sang froid. Aussi, quand Daphné me dit qu’elle n’aime pas l’accent marseillais, si je ne porte pas plainte contre elle pour glottophobie, je tâche néanmoins de lui faire comprendre que tout ne sera pas parfait à Paris, que c’est bruyant, Paris, que c’est sale, Paris, qu’il fera moins beau, à Paris, mais je ne sais pas si elle se représente très bien la chose. Peut-être a-t-elle tout simplement envie de se représenter la chose comme elle se la représente elle. Et peut-être que moi, j’ai peur qu’elle soit déçue, peut-être que j’ai peur d’être déçu moi-même. Mais je n’ai pas envie qu’elle grandisse avec ça. Quoi ça ? Un exemple : ce matin, courant, j’ai dépassé deux veilles personnes, un homme et une femme, rien que de très normal, sauf que, après les avoir dépassés, j’ai entendu le vieux dire : L’est pas con lui, oh !, et la vieille et le vieux de ricaner bêtement à cette remarque imbécile, grossière, typiquement marseillaise. Tout en courant, heureusement je venais tout juste de démarrer, n’étais pas encore essoufflé et jouissais encore d’une certaine fraîcheur, je me suis tourné vers le couple de malotrus et, du ton le plus hautain, vus les circonstances et le public auquel je devais m’adresser, du ton le plus hautain, ceteris paribus, donc, j’ai dit : Vous ne pouvez pas parler autrement, non ? Vous vous prenez pour qui ?, interrogations toutes rhétoriques qui eurent toutefois le mérite de faire disparaître des visages ridés du petit couple de vieux le sourire moqueur et content de soi qu’ils affichaient fièrement. Un bref instant plus tard, j’étais déjà loin. Mais pas assez, malheureusement. Je garde mon calme parce que j’ai conscience de toute l’absurdité de la situation, de toute l’absurdité de toutes les situations dans lesquelles on se met avant de se demander ce qu’on fout ici. Ce que je fous ici ? Je dois à la vérité de le dire, je n’en ai pas la moindre idée. Je ne me lancerai pas dans une vaine diatribe contre les mœurs relâchées de mes contemporains, quand même la langue odieuse qui est la leur, avec ses impropriétés, pour ne pas dire son impropreté, son ordure, sa grossièreté, sa vulgarité, quand même la langue odieuse qui est la leur aurait tendance à m’y inciter, non, je me contente d’ouvrir la fenêtre. Des oiseaux piaillent avant de manger ou d’être mangés. Le ciel est laiteux. La pierre gris calcaire de la colline fait ressortir le vert profond des massifs de pins. Il y a longtemps, bien avant ma naissance, ici a dû se trouver un endroit vivable, mais c’était il y a si longtemps qu’on ne peut plus se le représenter qu’au prix d’immenses efforts de l’imagination. C’est un trait de mon caractère que j’essaie de gommer : être déçu par la réalité. Est-ce le symptôme que je ne sais pas ce que je veux ? Ou que ce que ce je veux vraiment, il n’y a que dans ce que j’écris que je puisse le trouver réellement ? C’est bien possible. La réalité est déterminée et l’écriture a besoin d’indéterminé, au risque de l’inachevé.

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