1.5.22

Visage connu de moi sinon familier sur le quai de la gare, longtemps que je ne l’avais pas vu, mais comme je n’ai pas envie de le voir (le visage, laid, et celui dont il est le visage), je fais semblant de ne l’avoir pas. Matière en laquelle, les humains postmodernes que nous sommes excellons. À Nelly, j’écris que je n’ai pas hâte de rentrer à Marseille, mais que j’ai hâte de les retrouver, Daphné et elle, et tout est vrai, tout est rigoureusement vrai. Sur le siège non pas directement en face de moi, j’ai choisi un place seule face au sens de circulation pour le retour, mais deux rangs sur la gauche, un homme dos au sens de la circulation (je l’imagine professeur de SVT, il porte des baskets Kalenji, un jean gris, un sweat capuche dans un dégradé de la même couleur, souvenir d’une course sponsorisée par un magasin de sport, et un bouc grisonnant et fourni, peut-être un admirateur de Georges Perec ?), un homme sort de son sac un livre de bibliothèque, Fabien Clouette, Flottant, ou quelque chose comme ça, et je m’imagine comment j’aurais réagi s’il avait sorti un de mes livres de son sac sans en tirer la moindre conclusion, je me contente d’imaginer la scène brève, brève et improbable. De temps à autre (à présent, il a rangé le livre), je lève la tête pour observer comment sa famille et lui (une femme et trois enfants) ont colonisé l’espace délimité par ces deux rangées de trois sièges ou une pauvre jeune femme se retrouve perdue face à cette horde de barbares ordinaires qui débarquent à grand bruit, installent les enfants, rangent les sacs sous les sièges (on n’a pas dû payer tous les suppléments bagage qu’on aurait dû), sortent de plus petits sacs des sacs, d’où sortent des sandwichs préparés avant de partir, des paquets de chips, des œufs durs, des boîtes de pommes bio, des gourdes et s’approprient sans vergogne le périmètre alentour, n’ayant bien sûr même pas pris la peine de dire à leur voisine d’occasion le plus simple des bonjours. J’observe, j’écris, je ne fais rien d’autre. Hier, rentrant de Saint-Cloud à Paris (Marais) en voiture à la tombée de la nuit, longeant la Seine, je fus pris d’émotions que je ne croyais jamais ressentir devant ce qu’il me fallut bien appeler la beauté de Paris, ou sa majesté même ancienne. Regardant ce que je voyais, et le trouvant comme je le trouvais, je pensai que je n’avais jamais ressenti de semblables émotions alors que je vivais à Paris, que je trouvais « dorée et grise ». En fait, ce n’est pas ce que je me suis dit hier, regardant ce que je voyais, c’est ce que je me dis à présent, y pensant, en fait, je crois que j’avais adopté une posture, une attitude qui n’était pas vraiment la mienne, j’entends par là qu’elle n’était pas vraiment sincère, laquelle consistait à affecter de ne pas aimer Paris. C’était une forme de snobisme, je crois que je puis le dire sans risquer de me tromper, un snobisme imbécile (cela suppose-t-il qu’au moins un snobisme ne soit pas imbécile ? sans doute, mais alors lequel ?), une forme de snobisme de ma part, moyen de me distinguer de la masse, formant avec Jean-Pierre Cometti, avec qui j’en parlai un jour, et qui lui non plus n’aimait pas Paris, une forme de coterie philosophico-urbanistique. Avec mes bouchons d’oreille, mon masque sur la bouche et mes lunettes sur le nez, Voiture 2 Place 225 dans le train Grande Vitesse Ouigo N°7825 au départ de Paris Gare de Lyon en direction de Marseille St Charles, j’ai probablement une drôle de tête, mais je me protège ainsi des agressions olfactives et auditives de mes voisins d’occasion : vidéos insensées en castillan (Mexique ?) qu’un vieux barbu fait hurler sur son téléphone portable, effluves de chips, bruits de mastication de Georges Perec qui mange des feuilles de laitue iceberg avec les doigts. Avec les doigts. Civilisation du supermarché, ai-je écrit un jour dans ces pages à propos de je ne sais plus quoi, mais y a-t-il vraiment lieu encore de parler de civilisation ? Au moment même où j’écris ce mot (civilisation), le téléphone de mon voisin mexicain sonne, crachant une musique aux cordes inspirantes conformes à l’esthétique du temps présent où tout doit être humilié, il fouille dans la sacoche qu’il a attaché sous la bedaine, en sort un appareil, appuie lentement sur un bouton pour répondre et, entre deux bouchées, se foutant pas mal du monde autour de lui, tel que l’exige l’éthique du touriste, marmonne tout en avalant de petites bouchées qu’il mâchonne en prenant son temps, s’assurant du contenu de ce qu’il ingurgite par de petits coups sur le quignon où ses dents viennent d’œuvrer. Réponse supranationale et incontestable de l’univers à la question que j’étais en train de me poser.