15.5.22

Combien de projets n’ai-je pas menés à bien ? Comme je ne sais pas trop quoi dire, comme je le fais généralement quand je ne sais pas trop quoi dire, je fouille dans mon disque dur pour trouver quelque chose à dire, imaginant je ne sais quel copier-coller salvateur, et je retrouve tous ces projets commencés, certains mêmes assez avancés, mais abandonnés sans que je sache trop pourquoi : est-ce que l’idée m’en a finalement semblé mauvaise ? ai-je manqué d’énergie ? n’ai-je pas envie de travailler ? préférerais-je paresser me contentant de ce que je sais faire, ce que j’ai pris l’habitude de faire, comme tenir ce journal qui me semble parfois fonctionner comme un alibi : Mais si, dit-il, tu vois bien qu’il est écrivain, puisqu’il m’écrit ? Si je suis honnête avec moi-même, je ne puis que le reconnaître : je ne travaille pas, je fais autre chose, je passe le temps. À quoi ? Non pas la bonne question. Pour une fois, la bonne question, c’est : Pourquoi ? Difficile à dire, en tout cas, je n’ai pas trouvé la réponse, laquelle passe probablement par certaines des questions que je viens de poser à l’instant : est-ce que je manque d’énergie ? est-ce que je préfère ne rien faire ? Je tâche de ne pas porter de jugement moral sur moi-même, je tâche de ne pas succomber aux charmes de l’éthique du travail. Je ne crois pas que nous soyons sur terre pour souffrir, en vérité, je crois que notre présence sur terre n’a aucune raison, nous ne poursuivons pas de but en tant qu’espèce, nous sommes là, et puis c’est tout, nous sommes donc libres de faire ce que nous voulons, que ce soit bien ou non, ce sont des idées que les gens se font pour occuper l’espace qui serait laissé vide autrement par l’absence de but à notre présence sur terre, l’absence de finalité de notre existence. Si je me reproche de ne pas travailler, de ne pas aller au bout de mes projets (peut-être le mot de projet lui-même pose-t-il problème), ce ne devrait pas être pour des raisons morales, ce devrait au nom de mon bon plaisir même : ma paresse n’est pas une faute au regard d’une loi morale à laquelle je dois obéir, c’est une faute que je commets moi-même contre moi-même : comment l’activité, la pratique, ou pour le dire de façon plus souple, moins connotée, plus ample, plus légère, plus juste : le ce que j’aime le plus au monde, comment se fait-il que je ne m’y attache pas avec plus de détermination ? Car, ce faisant, ou plutôt ce ne faisant pas, c’est à moi et à moi seul que je fais du mal : c’est ma nature, la nature de mon désir que je ne respecte pas et que je traite avec une nonchalance qui l’abîme, la détruit. Si l’on remontait dans le temps de ce journal, on s’apercevrait que, l’an dernier à la même date, je n’ai pas écrit. (Je me souviens très bien de cette journée, ce que j’en ai dit il y a 364 jours n’épuise pas le souvenir que j’en garde.) Et c’est bien d’être parvenu à tenir ce rythme d’écriture pendant un an parce que ce rythme d’écriture est un rythme d’existence. Je dis c’est bien, et je le pense, même si la formulation peut sembler banalement morale, je ne pense pas qu’elle le soit, c’est bien, mais ce n’est pas assez. Dans la dynamique vitale du dépassement de soi, ce n’est jamais assez. Mais ce n’est pas tautologique, c’est autre chose. Ce n’est pas assez signifie que je ne vais pas assez loin, qu’il faut que j’aille plus loin, que j’ai des découvertes à faire que je n’ai pas encore faites. Et que rien n’est acquis, tout est à faire.