19.5.22

La province est une contrée extraordinaire. Là, à guère plus d’une heure de Paris à peine, s’ouvre un vaste territoire que le monde entier nous envie sans jamais bien parvenir à en cerner la richesse et la complexité, sans jamais tout à fait réussir à le comprendre vraiment. À qui le veut, pourtant, aventurier ou simple curieux, pourvu qu’il n’ait pas peur de se crotter les bottes et garde les yeux bien ouverts, s’offrent des personnages étonnants, des caractères fascinants, qui constituent le cœur battant de notre belle France. Et je ne parle pas seulement de ces femmes à burqa ou de ces vieillards bedonnants qui suivent au bout de leur laisse un petit chien pas plus gros que leur cuisse, non, des comme ça, on en trouve même à Paris. Je veux parler de ces gens ordinaires, mais si touchants de naturel que leur silhouette se détache sur le fond d’un ronronnement un peu trop banal. Tenez, pas plus tard que ce matin, j’allais chercher mon pain et quelque brioche pour mon génie d’enfant chérie quand, tout à coup, je croisai une vieille dame replète et exotiquement mise qui m’intrigua. Déjà alerté par ma rencontre de la veille qui m’avait conduit à observer cette coutume des plus originales qui veut que l’on arbore sur ses vêtements des messages en anglais, peut-être en existe-t-il en langue autochtone, mais je n’ai pas encore pu en déchiffrer, j’ouvris l’œil et constatai que ma rencontre fugace portait elle aussi ce type de vêtement parlant, si j’ose m’exprimer ainsi. Dissimulé par mes lunettes de soleil derrière lesquelles je m’abrite pour ne pas paraître trop impoli, mon regard saisit le message suivant :
OPEN
YOUR MIND
TO THE
New
juste comme cela, oui, en capitales d’imprimerie, le dernier mot, afin de le souligner, je le suppose, en police de caractères à l’imitation d’une écriture manuscrite élégante, dans le style chancellerie. Je trouvai le slogan des plus cocasses, la dame qui portait le vêtement n’étant plus, vous me pardonnerez l’expression, de la première fraîcheur, mais je me gardai bien d’éclater de rire, de peur de vexer l’indigène, et préférai réserver à mon public que je sais friand de ce genre de détails amusants qu’il goûte en amateur éclairé le privilège de la boutade. Je dois à la vérité de dire que je ne suis pas parvenu à savoir si ce qu’il faut bien appeler, mon Dieu, n’ayons pas peur des mots, un « trait d’esprit », je ne sais donc si ce trait d’esprit était volontaire ou non, je n’ai pas osé aborder la passante, mais il me semble révélateur des mœurs et coutumes de cet étrange pays qui forme la plus grande partie de notre noble et vieille patrie. Et maintenant, mes chers lecteurs, vous me permettrez de quitter quelques instants le ton badin sur lequel je vous ai entretenu jusqu’ici pour prendre une voix plus grave. De notre point de vue civilisé, trop civilisé, il nous arrive souvent de prendre de haut le petit peuple, de le juger à la va-vite, de nous en amuser avec légèreté, comme nous venons de le faire, mes bien chers amis. Oh, nous ne pensons pas à mal, non, bien sûr que non, nous sommes d’honnêtes gens nous aussi, derrière notre sourire un tantinet moqueur se cache le cœur juste et bon d’une épouse, d’un mari, d’un parent, d’un ami et, dussions-nous accueillir quelque provincial en réfugié, nous leur ouvririons grand et nos bras et nos portes. Mais nous ne devons pas, au nom de je ne sais quelle supériorité morale et culturelle, oublier que ces êtres dont la vie semble parfois s’écouler sans rime ni raison sont des femmes et des hommes comme nous, des parents, des enfants. Certes, leurs mœurs nous paraissent quelque peu barbares, mais ne nous y trompons pas, la couche de crasse n’est pas bien épaisse sous laquelle se tient fièrement la dignité de ces bonnes gens au parler simple et haut qui coulent des jours aussi insouciants qu’heureux. Me promenant dans les rues de telle ville de province, j’ai voulu partager avec vous ce moment d’authenticité qui restera, je crois, longtemps gravé dans ma mémoire, comme un instantané de simple vérité qui tutoie l’éternité. Car oui, mes amis, oui, elle avait raison, cette bonne dame — paix à son âme — : nous devrions toujours ouvrir notre esprit à la nouveauté.