20.5.22

Pourquoi ne puis-je me satisfaire de vivre ? Ou, pourquoi ne puis-je me résoudre à me dire que vivant, cela suffit, que je n’ai rien à faire de particulier, en plus ? Faut-il donc que toute conscience soit morale ? Ou n’avons-nous de conscience que parce que nous avons une morale ? Mais le phénomène perceptif en tant que tel n’est pas moral, il y a donc tout une dimension de la conscience qui n’est pas morale, ni morale ni immorale, amorale donc, et une autre qui est constituée par la morale. Ou n’est-ce que moi qui pense et sente ainsi ? En un sens, je devrais me réjouir de ne pas me satisfaire d’être au monde, mais en un autre, n’est-ce pas précisément là, dans cette insatisfaction, dans ce sentiment qu’il y a un manque, là, au cœur même de ma présence au monde, là, que se trouve l’origine du malheur ? Hier, je me disais qu’il était insupportable d’exiger de moi, qui n’ai rien demandé à personne, qu’on a jeté au monde, et qui avais réussi tout de même, malgré cette injustice primitive, à vivre quarante et quatre années, d’exiger de moi que je ne me contente pas de vivre ma vie, mais que je doive encore la gagner. Je me suis dit que, de mon point de vue, ma vie était réussie, je vis avec la femme que j’aime, nous avons une enfant formidable, j’écris, que puis-je désirer de plus ? Rien. Et pourtant, cela ne suffit pas, il manque quelque chose, quelque chose dont je n’ai pas besoin et qui est le besoin même. Non content de vivre ma vie réussie, on attend encore de moi que je la gagne et, si je ne la gagne pas, alors je deviens suspect, alors on m’accable de tous les maux, maux que je ne commets pas, je ne fais que le bien, aimant mon épouse et ma fille, écrivant les livres que j’écris, les poèmes que j’écris, le journal que j’écris, l’écriture que j’écris, mais dont je suis quand même coupable. Et qui plus est, je suis si pénétré par cette morale-là que je me l’applique à moi-même et, dans la solitude où je me trouve cet après-midi, solitude paisible qu’accompagne seul le chant d’un moineau, je ne me satisfais pas seulement d’être là où je suis, tel ce moineau qui chante, je cherche quelque chose à faire, je cherche à faire quelque chose. Je m’assois à ma table d’écriture et j’écris. C’est ainsi que j’obéis à l’impératif moral qui me fait agir et c’est ainsi aussi que je l’interroge, lui désobéis.