10.6.22

Les phrases avec lesquelles Daphné racontent des histoires inventées sont indiscernables des phrases avec lesquelles elle raconte des histoires factuelles. Pas toutes les histoires inventées, bien sûr, quand elle raconte des histoires qu’elle invente dont les personnages sont des dieux grecs, des personnages de l’Iliade ou de l’Odyssée, ou de Tintin ou des Mystérieuses cités d’or, bien sûr, nous reconnaissons tout de suite qu’il s’agit d’histoires inventées, parce que les personnages ne sont pas de personnages de son quotidien. Mais quand il s’agit d’histoires en rapport avec son quotidien, c’est indiscernable. La première fois que je me suis laissé prendre au piège, nous rentrions de l’école, elle était encore en maternelle, et m’avait raconté une histoire du « temps des contes », le moment de « sensibilisation à la lecture », comme on dit à l’école, sauf que cette histoire, que j’avais prise moi pour une histoire que la maîtresse avait lue en classe, c’était Daphné qui l’avait inventée. Il y était question d’un petit personnage qui vivait dans un arbre et qui avait peur d’en descendre, mais qui devait quand même en descendre parce qu’il voulait rejoindre ses amis et trouvait finalement le moyen de descendre en volant sur une feuille. C’était un très joli conte, raconté exactement sur le même ton qu’elle employait pour me raconter les contes que la maîtresse lisait réellement en classe, comme si elle répétait ce qu’elle avait mémorisé à l’écoute, sauf que c’était un faux. Un faux parfait, mais un faux quand même. Hier encore, Daphné m’a raconté une histoire indiscernable d’un récit factuel, histoire dans laquelle, parce qu’elle avait fini son travail plus tôt que les autres, elle aidait une ou deux de ses camarades qui avaient des difficultés à répondre aux questions, mais sans leur donner la réponse, en leur expliquant comment faire. Son récit était si parfait qu’elle racontait même à quelle question les camarades en question n’avaient pas su répondre et comment elle s’y était prise pour les guider dans la bonne direction, et que la maîtresse avait dit que c’était bien. Ce n’est que lorsque nous l’avons félicitée que Daphné a fini par nous avouer que « Non, en fait, ce n’est pas vrai. » Je lui ai demandé si elle savait faire la différence entre la réalité et la fiction. Et, comme d’habitude, elle m’a répondu que oui. Je lui ai demandé si elle avait bien fini ses exercices avant tout le monde. Elle m’a répondu que non, que deux ou trois avaient fini avant elle, mais qu’ils n’avaient pas fait juste. Je lui ai demandé si elle s’ennuyait après avoir fini ses exercices et si c’était pour cette raison qu’elle imaginait des histoires avec ses camarades. Elle m’a répondu que oui. Je lui ai dit que cela ne me posait pas de problèmes qu’elle invente des histoires à condition que (a) elle fasse bien la différence entre l’inventé et le réel et (b) elle nous prévienne quand elle bascule dans le domaine de la fiction. Elle m’a dit oui et m’a demandé : « Bon, je peux continuer à raconter mon histoire inventée ? » C’est ce qu’il y a de fascinant avec le langage : dans le langage, la fiction et la réalité son absolument indiscernables, le seul moyen de faire la différence entre la fiction et la réalité, c’est de sortir du langage pour le comparer avec quelque chose d’autre que lui-même. Oui mais avec quoi ? Avec quoi compare-t-on le langage ? La réalité ? Mais c’est quoi, la réalité ? La réalité d’une journée d’école, la réalité d’une fiction, la réalité d’un événement historique dont il ne reste plus aucun témoin, la vérité d’un phénomène inobservable à l’œil nu, la réalité d’un événement dont il n’y a jamais eu aucun témoin et qui est l’hypothétique origine de notre univers ? Quelle réalité ? La réalité est si complexe qu’elle contient même des fictions : la phrase « Tintin est un vieux type barbu et alcoolique » est fausse, de même que la phrase : « Jupiter est le président de la République française », Tintin et Jupiter ont beau ne pas exister, il y a des phrases qui sont vraies à leur sujet et d’autres qui ne le sont pas même si, dans certains contextes, les phrases qui sont fausses à leur sujet ont tout de même un sens : Héphaïstos n’est pas le président de la République française, mais le président de la République française se prend pour Héphaïstos, qui n’a jamais été président de quoi que ce soit, le pauvre, lui qui était si mal fichu, boiteux, cocu, et que sa maman, après l’avoir conçu toute seule pour se venger de son mari qui avait enfanté Athéna la fille invincible née de la tête de Zeus (κεβληγόνου Ἀτρυτώνης), au lieu de l’aimer, a balancé dans la mer du haut de l’Olympe. Drôle de vie, cet Héphaïstos. Mais qu’est-ce que je disais déjà ? Ah oui, dans le langage, la fiction et la réalité sont indiscernables et, pour les discerner, il faut sortir du langage et trouver un bout de quelque chose avec quoi le comparer (un bout de quoi ? quelle taille le bout ? etc. sont des questions bien plus épineuses qu’il n’y paraît), sauf que, pour faire la comparaison, on ne sait pas s’y prendre autrement qu’en retournant dans le langage, tant est si bien que c’est dans le langage qu’on compare le langage avec quelque chose d’autre que lui-même. On pourrait regretter cette faiblesse cognitive qui est la nôtre, mais on peut aussi célébrer la toute-puissance du langage, quand même elle ne se serait pas sans quelque inconvénient, comme la fâcheuse habitude qu’ont les humains de prendre la toute-puissance du langage pour une autorisation à raconter n’importe quoi et, s’imaginer que, parce qu’ils savent faire des phrases, il leur suffit de faire des phrases pour devenir ce que ces phrases disent, alors qu’ils ne font jamais que parler. Et pourtant, c’est si beau, parler. Comme hier, quand Daphné (toujours elle ? oui, toujours elle), après avoir lu à haute voix la citation tirée d’Adieu au langage de Jean-Luc Godard : « tous ceux qui manquent d’imagination se réfugient dans la réalité », qui me sert de fond d’écran, m’a demandé : « Est-ce une parodie ? », confondant avec un à-propos d’autant plus parfait qu’il était involontaire le paradoxe avec la parodie. Mais n’est-ce pas les deux ?