15.6.22

Je commence une longue page que je décide d’effacer parce que je n’ai pas envie de raconter ce que j’y raconte. Au début, peut-être, mais rapidement, je ressens avec une grande acuité l’inanité de la chose. C’est fréquent. Et il me semble que c’est bon signe. Je pourrais écrire tout ce qu’il me passe par la tête, et parfois je le fais, mais refuser d’écrire ce qu’on est en train d’écrire, n’est-ce pas une preuve de son existence ? Plus on a de croyances, je ne sais pas si c’est ce que je cherche à dire à présent, mais il me semble que c’est vrai, plus on a de croyances, et moins on existe. J’ai commis un lapsus : j’ai écrit « et moins on écrit » au lieu de « et moins on existe », mais c’est la même chose. Écrire, détruire les croyances, exister, c’est la même chose. Chez mes contemporains, j’observe que l’écriture sert à renforcer les croyances, à les raffermir, les solidifier, les ossifier. Le genre littéraire par excellence d’une époque comme la mienne, ce n’est pas le poème, le roman, l’essai, la conférence, non, c’est la tribune. Quand on a quelque chose à dire, quand on a la conviction d’avoir raison, quand il n’y a pas de doute possible, on écrit une tribune. Les choses sont indiscutables, il suffit de les exposer de manière concise et compréhensible par le grand public. Imagine-t-on quelqu’un qui écrirait une tribune pour dire qu’il n’est sûr de rien, qu’il a tellement de doute que, parfois, il lui arrive même de douter qu’il doute, que cela ne l’empêche pas d’être heureux, même si c’est souvent difficile, mais ce n’est pas le doute qui rend le bonheur difficile, c’est le monde dans lequel nous vivons, ce monde où le genre littéraire par excellence, c’est la tribune. Quel journal publierait ça ? Aucun. J’ai conscience que je ne fais rien pour être aimé, pour être connu, pour être célébré, pour être admiré, mais je le jure, je ne le fais pas exprès : je suis comme ça. Pour être autrement, il faudrait que je renonce à tout ce que je suis en train d’écrire dans cette page, et cela, je crois, je ne le puis pas. L’autre page, celle que personne ne lira jamais, elle, oui, j’ai pu y renoncer, mais celle-ci, non. De prime abord, ceci n’a rien à voir avec cela, mais en fait, si, tout à l’heure, j’ai vu une photographie de gens connus (des écrivains, des intellectuels, des gens sérieux, qui vendent, quoi, logique, on n’imagine pas quelqu’un faire appel à des inconnus pour défendre sa sauce — encore un lapsus, décidément, que je ne corrige pas celui, sauce étant une anagramme de cause —, si tu veux qu’on parle de toi, il te faut des gens qui fassent parler d’eux, c’est gagnant-gagnant, tu vois) qui étaient assis en rang d’oignons pour défendre quelque chose, je me souviens bien de quoi, mais je n’ai pas envie de le dire, parce que ce n’est pas de ce quoi que j’ai envie de parler, et il m’a semblé que c’était leur position juste dans le monde, là, assis comme cela sur cette petite estrade, un peu en surplomb, micro à la main, leur action dans le monde épousait à la perfection le genre littéraire qui se situe malgré eux au sommet du panthéon littéraire contemporain : la tribune. La tribune consacre son auteur qui se consacre lui-même par la cause que sa tribune défend. La gloire, c’est ça : singer Zola. Depuis quelques jours, j’ai une idée de livre qui commencerait par ces phrases : « J’ai voulu écrire le livre le plus snob du monde. Un livre si snob que, dans la coterie de qui l’écrit, il n’y a de place que pour lui-même. Car c’est cela, le paroxysme du snob : être une coterie de un. » Un livre que je n’écrirai jamais, et c’est tant mieux : il ne serait pas publié.