La réduction de la démocratie à un mode de scrutin, et l’identification de ce mode de scrutin au choix d’un camp par opposition à un autre, est un non-sens : c’est la négation de la démocratie. La démocratie n’est pas un moment, c’est un processus ; ce n’est pas une fête, c’est quelque chose d’ordinaire ; ce n’est pas le choix de gouvernants, c’est le gouvernement de soi ; ce n’est pas un arbitrage, c’est une conversation ; ce n’est pas le grand soir, c’est la banalité même. Là où notre système politique fait de nous des citoyens à temps partiel, raison pour laquelle, soit dit en passant, celui-ci peut si facilement être parodié par toutes les dictatures de la planète, la démocratie doit être continue, permanente, sans solution rupture : c’est le choix d’une culture sans coutures, laquelle ne signifie pas que tout se vaut, mais que tout le monde parle et que tout le monde écoute. On m’objectera que cette conception de la démocratie est utopiste ; eh bien, oui, en effet, elle l’est : utopiste ne veut pas dire irréaliste, mais sans lieu, à part, ailleurs, encore à venir. La démocratie a besoin d’institutions (l’école, notamment) qui mettent les particularismes entre parenthèses, non pour les nier, ces particularismes, ils existent, il serait donc absurde de faire comme si ce n’était pas le cas au profit d’un universalisme vide de tout contenu positif, purement procédural, mais pour les interroger, les critiquer, les comprendre, les situer dans le temps et dans l’espace, et tenter de les dépasser pour inventer quelque chose de neuf. Au lieu de quoi, nous n’insistons plus sur rien que ces particularismes et nous étonnons ensuite que plus personne ne sache parler, — pire : que plus personne n’ait envie de parler sinon avec qui partage les mêmes particularismes que soi. Bientôt, nous nous parlerons de nous-mêmes à nous-mêmes. Alors nous aurons dévoilé l’essence du particularisme et pourrons disparaître en paix de la surface de l’univers. En attendant, et pour éviter d’échouer de la sorte, dans cette ultime flatulence solipsiste, il s’agirait d’inventer quelque chose, mais à quoi bon ? N’est-il pas plus confortable de prendre en photo son petit bulletin de vote et de le partager sur les réseaux sociaux avec la conviction d’être quelqu’un de bien, de bien et d’engagé, toujours du bon côté de l’histoire ? Quel ennui ! Quel manque de vitalité ! Que d’énergie gaspillée pour rien que sa statuette personnelle. Dans la rue où je marche quelques instants, une heure ou deux dans l’atmosphère caniculaire, histoire d’oublier que je suis qui je suis (je n’y parviens pas), je croise cet énorme véhicule à l’arrêt, là, seul, si seul qu’il en est presque touchant, j’entends : si c’était une personne, nous la trouverions touchante, comme l’est l’image abîmée, la photographie un peu trop jaunie d’une civilisation qui s’éteint et dont, demain, il ne restera plus rien, que des urnes remplies de bulletins de vote auxquels plus personne ne comprendra plus rien.

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