21.6.22

Influencé par un message que je vois passer, j’essaie encore de lire l’Histoire de l’œil de  Georges Bataille — en vain (quel imbécile). Au cinquième chapitre, je ne peux plus avancer. Je pourrais continuer quand même, menant une sorte d’enquête anthropologique, mais ce n’est pas pour cela que je lis (ce livre et les livres en général). Je ne me souviens pas où se trouvait le marque-page attestant de ma précédente lecture, dommage : j’aurais aimé savoir si je m’arrêtais toujours au même endroit ou si j’allais un peu plus loin ou un peu moins loin (intuitivement, je dirais que je m’arrête au même endroit, mais est-ce exact ? je n’en sais rien). La fois précédente, je crois, j’avais trouvé le livre comique. Or, ce comique étant involontaire, ma lecture était rendue impossible par cette impression. Et puis, on aurait pu me reprocher un rire de défense, ce que mon rire n’était pas, c’était un rire franc devant un tel étalage scabreux qui ne l’était pas. Cette fois, ce n’est pas le cas, je ne ris pas, mais je me souviens en lisant que j’avais ri la fois précédente et me fais remarquer que cette fois je n’ai pas envie de rire, je me rends compte simplement que, le sujet n’ayant plus le potentiel transgressif qu’il devait avoir il y a une centaine d’années, il ne reste plus rien qu’une écriture plate, morne, insipide, une coquille vide : il n’y a rien de choquant, ou de dégoûtant ou de répugnant, ou d’excitant, non, il n’y a plus rien. Réfléchissant à cette question, je me dis que c’est tout le contraire de la description de l’imprimerie au début des Illusions perdues de Balzac, malgré la dimension documentaire, archaïque voire, du sujet, l’écriture continue de fonctionner parce qu’elle n’en est pas prisonnière : il y a une puissance littéraire irréductible à son sujet. Mais peut-être n’est-ce pas exact ; il faudrait que je relise Illusions perdues pour m’en assurer. Une autre fois, donc. Ce que j’aurais tendance à penser, c’est que le sujet de l’écriture n’est pas le sujet de l’écriture : ce dont parle ce qui est écrit n’est pas le sujet de l’écriture, l’écriture peut avoir besoin de parler de quelque chose pour s’écrire, mais l’écriture, ce n’est pas cela, elle n’est pas réductible à son sujet, pas plus qu’elle n’est réductible au medium par lequel elle trouve à s’exprimer. Les écrivains qui n’ont rien à dire font tous la même chose : ils mettent l’accent sur le sujet ou le medium. Raison pour laquelle il y a toujours eu et il y aura toujours des écrivains à thèse, qu’elle soit socialiste, maoïste, fasciste, féministe, décolonialiste, etc. Et, aujourd’hui qu’il y a plusieurs supports sur lesquels peuvent se diffuser les lettres, il y a des écrivains qui s’imaginent que le support importe. Raison pour laquelle, il y a désormais des écrivains numériques. Mais le support n’importe pas, il supporte. Ainsi, (a) l’écriture ne se confond pas avec la littérature, laquelle se confond trop souvent avec le champ sociologique dans lequel prennent place les interactions marchandes autour de l’écriture, ou plutôt de son objet : le livre, le site web, la vidéo, etc. ; (b) l’écriture n’est pas une chose, c’est un processus, une dynamique, l’accent mis sur le sujet ou le medium réduit la dynamique (la puissance) à une chose (l’impuissance), l’écriture est désamorcée par quelque chose qui lui est étranger. C’est comme un compositeur qui imiterait le bruit que fait un train avec la musique et appellerait sa composition « des trains » parce qu’à l’époque où il prenait la train pour voyager d’un bout à l’autre de l’Amérique, il y avait d’autres trains qui circulaient en Europe pour exterminer des gens. Il n’écoute pas les notes, il leur fait dire quelque chose, les charge d’une mission. Mais les notes n’ont pas de mission, elles existaient avant nous et existeront après nous, nous ne pouvons pas nous les approprier de la sorte. De même avec l’écriture, le langage existait avant nous et il existera après nous, nous ne pouvons pas nous l’approprier pour l’obliger à faire quelque chose, il nous faut d’abord faire attention à lui, au double sens de « faire attention » : être attentif, l’écouter, et en prendre soin, ne pas lui faire dire n’importe quoi. Le champ littéraire qui est le nôtre propose une image différente du langage, l’image d’une chose à domestiquer (ce à quoi servent les ateliers d’écriture, les lectures musicales, etc.), et qui rend la littérature odieuse, odieuse et éphémère au sens où, obéissant à des exigences circonstanciées, elle devient très vite caduque (de plus en plus vite, tous les six mois, ou presque). Or, dans l’écriture, l’esthétique ne fonctionne jamais indépendamment de l’éthique : tout geste esthétique est un geste éthique, et réciproquement. Le langage n’est pas une chose, il n’appartient à personne, personne ne peut le privatiser pour satisfaire ses besoins, ses désirs. Il n’est le nôtre qu’au sens où nous le parlons, mais il ne nous appartient pas : nous en sommes les usagers éphémères. Sans cette conscience, rien ne peut rester, tout passe, et dans l’immense majorité des cas, ce n’est peut-être pas plus mal, adiós.