Quelqu’un quelque part lit mon premier livre ; — étrange, moi, par exemple, je ne le ferais pas, mais tant mieux. Voyant la couverture de cet objet bizarre apparaître à l’écran contre toute attente, je me souviens de cette lecture d’un autre titre de la collection à laquelle j’étais allé assister, aux alentours de la parution de mon livre à moi, pour y rencontrer l’éditeur et découvrir, ce à quoi déjà je ne m’attendais pas, que c’était un con. De surprise en surprise, ainsi va ma vie. Incroyable, non ? Déjà, moi, à cette époque, on ne me proposait pas de faire des lectures en librairie. Y a-t-il matière à s’en étonner ? Je ne le crois pas. Un peu trop fataliste, peut-être, je me dis : c’est comme ça. Peut-être que j’ai tort, peut-être que j’ai raison, honnêtement que j’aie tort ou que j’aie raison, qu’est-ce que cela pourrait bien changer ? Est-ce que je voudrais que d’autres souvenirs soient attachés à ce livre ? Je ne le pense pas. C’est ma vie qui est ainsi. Qu’elle soit ponctuée d’échecs, d’expériences désagréables, ne la rend pas moins belle. Est-ce la raison pour laquelle, pensant à une chose puis à une autre sans vraiment de lien logique entre ces pensées, j’en viens à penser que j’ai fini par ne plus vouloir être un autre que moi-même, quand même le moi du moi-même ne serait pas toujours le même, quand même il changerait pour devenir un autre moi, cet autre moi-là que je serais devenu, je ne voudrais pas en être un autre, ou plutôt : que je ne ferai plus rien, plus le moindre effort, plus le moindre geste, pas même celui d’agiter le petit doigt, plus rien pour être un autre que moi-même ? Disons mieux alors que je m’aperçois avoir perdu une quantité incroyable de temps à essayer d’être un autre que moi-même pour plaire aux gens, pour me constituer un réseau et que, toutes ces tentatives ayant lamentablement échoué, j’ai fini par comprendre il y a quelque temps (mieux vaut tard que jamais) qu’il ne servait à rien d’être un autre soi-même pour correspondre à l’idée du soi que les autres ont ou pourraient avoir de soi. Pourquoi alors ai-je fait tout ce que j’ai fait ? Pour être aimé. Et j’ai échoué. Enfin, non, pas vraiment, j’ai fait cela pour avoir une existence publique que je n’ai pas — la preuve, on ne m’invite pas en librairie, ni à parler dans un micro pendant qu’un type grattouille la guitare, ni à répondre à des questions pour un magazine, ni à rien du tout d’ailleurs —, ce qui est profondément imbécile, mais (je le répète) c’est ma vie. Si je devais recommencer, peut-être que je changerais tout, mais qui me dit alors que je ne serais pas extrêmement malheureux, tandis que, aujourd’hui, je suis peut-être un parfait inconnu, mais je ne crois pas que je puisse me dire malheureux, non, c’est tout le contraire. Si tant d’années après, quelqu’un lit encore ce que j’ai écrit, n’est-ce pas la preuve que ce que je fais, je ne le fais pas en vain ? Je hausse les épaules : même si ce devait être en vain, je le ferais quand même, exactement comme je suis en train de le faire en ce moment. Je me lève, vide la machine, étends le linge, débarrasse la table, vide le lave-vaisselle, le remplis, et me dis que je n’ai pas été tout à fait honnête, pour être tout à fait honnête, il faudrait encore que j’ajoute ceci : à la parution de ce livre, je me souviens avoir été envahi d’un profond sentiment de bonheur parce que, malgré tout ce qu’il avait pu m’arriver de merdique (comme la mort de ma mère), et malgré toutes les réserves que je suis enclin à formuler parce que, oui, tout est beaucoup plus compliqué que je pourrais le laisser penser, quand ce livre parut, je réalisai enfin mon désir le plus sincère : devenir écrivain.

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