Quatre affirmations et une sorte de long commentaire. (1) Au pouvoir, les opprimés deviennent les oppresseurs. (2) Le problème n’est pas l’objet de l’oppression, c’est la nature du pouvoir. (3) Le pouvoir est par nature oppresseur. (4) Il ne faut pas changer le sujet du pouvoir, il faut en finir avec le pouvoir. Toute la question est de déterminer à quelles conditions il est possible d’organiser les relations sociales (comment ? et lesquelles ?) sans faire intervenir le pouvoir. Et il est si difficile de répondre à cette question non pas tant en raison de la difficulté même de la question qu’en raison des préjugés avec lesquels nous abordons la question ; celle-là et, en vérité, toutes les questions. Δεξιτεροῖσιν μὲν κούρους, λαιοῖσι δὲ κούρας, disait notre père à tous. Et depuis 2500 ans, au moins — il est probable en effet que nous pensions déjà comme cela avant et que Parménide n’ait fait que formaliser cet état de choses mentales —, nous n’avons cessé d’être parménidiens. Certains ont essayé, mais on s’est moqué d’eux ou alors on les a compris de travers. Et il est un fait que quiconque essaie aujourd’hui encore de dépasser la logique binaire des camps se trouve en difficulté, en minorité absolue, tout seul. Pourquoi ? Mais parce que l’on ne veut pas penser à fond le problème (n’importe quel problème, tous les problèmes), on veut prendre le pouvoir. Qui dit à qui veut prendre le pouvoir : Mais le pouvoir est un leurre, il entretient l’illusion de la maîtrise, l’illusion de la divisibilité de la réalité, l’illusion de l’opposition, prends congé du pouvoir, essaie de concevoir le réel, de penser et d’agir sans en passer par lui, qui se voit mis au ban d’un camp comme de l’autre. Mais alors, tout n’est-il qu’illusion ? Ce n’est pas ce que je veux dire : nous fabriquons nous-mêmes notre propre illusion, avec des bouts d’ontologie, de théorie politique, de sagesse pratique, des morceaux d’indignations morales, des bribes de colère, des fragments de joie, et jamais le fait que cela ne fonctionne absolument pas, ne produise que du progrès technique (nous sommes plus grands, nous allons plus vite, nous allons plus loin, nous produisons plus, nous consommons plus, nous vivons plus longtemps) et pas de progrès moral (nous ne sommes pas devenus meilleurs), jamais ce fait ne semble nous alerter, puisque nous continuons avec la même méthode : à droite les garçons, à gauche les filles, les êtres bien rangés dans leur camp respectif. Le plus incroyable, me suis-je dit après avoir mis au point cette petite série d’affirmations, je venais de courir dix kilomètres, j’étais trempé de sueur, et ensuite, une fois frais et douché, j’ai élaboré le petit commentaire que l’on vient de lire, le plus incroyable, ce n’est pas ce que je raconte, non, mais que je ne me lasse pas de le dire. Ne pourrais-je pas me satisfaire d’avoir compris ? Oui, c’est un peu prétentieux comme formulation, je le concède à qui le voudra, mais la question demeure intacte, et le problème, irrésolu. Je crois qu’il y a deux éléments de réponse, l’un général, l’autre particulier : au niveau général, ce que je tiens pour irrationnel (en l’occurrence, être parménidien) me semble scandaleux, au sens kantien : c’est là que se trouve la racine du mal ; au niveau particulier, écrire justifie mon existence, autrement dit : c’est le sens de ma vie — sans l’écriture, ma vie n’a pas de sens. Dans ces conditions, dès lors, comment ne pas continuer ?

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