27.6.22

Je cherche un mot qui n’existe pas. La dépravation est le destin de toute forme artistique, qui ne saurait demeurer pure qu’en s’annulant elle-même, c’est-à-dire en refusant son sens culturel, en s’acharnant à être pure idiosyncrasie ou en se mentant à elle-même ou en s’autodétruisant. Quand l’art était la négation de la culture, quand il était l’expression du conflit qui opposait l’individu à la société dont il est issu, cette tension se résolvait généralement par la défaite de l’art, qui devenait académisme, forme acceptable et acceptée, ou par la destruction pure et simple de l’individu. Le poète maudit, avant d’être tourné en dérision, ridiculisé pour les besoins du commerce universel, fut la victime de ce combat perdu d’avance. C’est ainsi que Paul Verlaine mourut, à tout juste 51 ans, rongé par l’alcool et les maladies. L’art n’a jamais triomphé de la culture, il n’est jamais parvenu à résister à sa dépravation. C’est toujours l’individu qui a passé pour le dépravé, incarnant l’anomalie que la société abhorre parce qu’il interroge son mode d’existence même. Non seulement l’art n’a jamais pu s’opposer à sa dépravation, mais il est aujourd’hui conçu comme déjà dépravé. Il anticipe son destin en l’intégrant à sa forme même : ayant assimilé l’enseignement historique de la défaite de l’art dans son combat contre la culture, l’art intègre désormais dans sa forme même sa défaite, il est d’emblée culture, bien qui ne court-circuite pas le marché, mais en épouse le fonctionnement, l’alimente, le renforce, le confirme, le valide, y applaudit. La concurrence n’est-elle pas bénéfique qui élimine les pauvres et idolâtre les riches ? L’histoire récente de notre civilisation est l’histoire du triomphe de la culture, le triomphe de l’asservissement de l’individu à la société, la régression progressive de l’art dans la sphère culturelle où il est anesthésié (il ne produit que des sensations esthétiques convenues) et désamorcé (il ne produit que des contenus politiques reconnus). Le rôle de l’artiste n’est pas d’affirmer des valeurs, mais de confirmer les valeurs qui ont déjà cours dans la société. L’idée même d’un « rôle de l’artiste » atteste qu’il est devenu une manifestation inoffensive, purement conservatrice des valeurs de la société à laquelle il appartient. Comme les voitures de la police, le triomphe historique de la culture est l’avènement d’un art banalisé. Tout désormais sera bienveillant, et mortellement ennuyeux, d’autant plus ennuyeux que nous vivons de plus en plus vieux.