Presque pas dormi de la nuit. Causes probables : la chaleur de la chambre, mais quand je gagnerai le salon où il me semble faire un peu plus frais, je ne dormirai pas non plus, les idées fixes qui tournent en boucle, mais comment tout cela va-t-il tenir dans les cartons ? ça ne tiendra jamais, plus tard, il s’avèrera que oui, ça tient. Aussi, à cinq heures trente du matin, je suis en train de lasser mes chaussures dans la cage d’escalier pour aller courir. Il fait encore nuit. Impression étrange, en passant, quand, d’un coup, l’éclairage public s’éteint et qu’une sorte de lumière vraie apparaît, une lumière qui, de fait, n’existe pas. Mais comment quelque chose qui n’existe pas peut-il bien être vrai et apparaître ? En chemin, je croise un coureur, comme moi, même s’il me semble que lui, il a fini son parcours, sa voix claire me l’indique quand il me dit bonjour sur un ton enjoué et que moi, en revanche, je lui réponds de la voix rauque de quelqu’un qui vient de se réveiller alors qu’il n’a pas dormi de la nuit. Tout semble banal et pourtant, tout est étrange. Sous un abribus, deux jeunes à vélo exultent d’un plaisir suspect en regardant l’écran d’un téléphone. Que je veuille y croire ou non, j’ai là une image de l’humanité. Faut-il vraiment que j’en fasse partie ? Mais tu n’as pas le choix. Qui a dit cela ? Sans conviction, je grignote quelques chips tout en faisant semblant de chercher une réponse à la question. Les premières pages du dernier chapitre des Émigrants, que j’ai lues hier avant de m’endormir, m’ont fait une forte impression ; elles possèdent une qualité singulière, qui fait sentir que nous sommes entrés dans le territoire infini de la fiction tout en faisant planer une sorte de doute à son sujet. C’est-à-dire : quelque chose pourrait s’ancrer dans le réel, mais flotte au-dessus, l’effleure, le charme, l’envoûte, dirais-je. Quelques pages avant qu’il en soit question, quand Sebald décrit l’atmosphère qui régnait à Manchester à la fin du XIXe siècle, ville à la pointe de la modernité technique, je me dis que c’est cela sans doute qui, au début du XXe, attira le jeune Ludwig Wittgenstein qui voulait alors devenir ingénieur avant de se tourner vers la philosophie. Est-ce à ce genre d’anticipations faites par le récit qu’on sent qu’on a affaire à une œuvre de fiction, une œuvre qui est si fidèle à la réalité (c’est une façon de parler) qu’elle prend des libertés avec elle, pour la rendre plus libre, justement, plus vraie ? Peut-être cette hypothèse est-elle trop, j’allais dire : « légère », mais non : « facile », peut-être cette hypothèse est-elle trop facile. Oublions-la. Hier, en évoquant mes années de factotum chez Grasset, je me suis aperçu que quelque chose avait changé dans mon rapport à mon passé : je ne suis plus en colère contre moi-même, plus en colère contre le monde, je peux parler de tout cela comme de faits, de sortes de données de mon auto-histoire, c’est pour cette raison que l’écrivant, ce membre de phrase : « mais il y aurait des livres entiers à écrire à ce sujet » m’a étonné parce que, auparavant, je pensais qu’écrire, c’était justement prendre mes distances avec ce passé, peut-être pas tant l’oublier — c’est inoubliable —, mais le conjurer. Le conte qui donne son titre au Feu est la flamme du feu fonctionne comme cela, comme une conjuration, la phrase elle-même, que le narrateur répète : « Le feu est la flamme du feu » est une formule magique qui s’accompagne d’un rituel incendiaire, et je ne regrette pas de l’avoir écrit, non, ce n’est pas ce que je veux dire (pas de palinodie : même si c’est mauvais, je ne regrette rien de ce que j’ai pu écrire, tout concourt à l’élaboration de l’œuvre), mais je ne l’écrirai plus aujourd’hui précisément parce que mon rapport à moi-même, mon rapport à mon moi passé, celui qui pensait qu’il ne pouvait pas avoir d’enfant en travaillant comme factotum chez Grasset, qu’il ne pouvait pas offrir cette image de lui-même à son enfant à venir, mon rapport à moi-même a changé parce que moi-même, j’ai changé, je suis devenu pour partie le moi que je voulais devenir et ce moi, qui accueille avec compréhension (en essayant de le comprendre plutôt que de le juger) le moi que je fus, ce moi que je suis cherche désormais à en devenir un autre.

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