13.7.22

Je m’apprêtais à composer la série de phrases que je venais de concevoir quand je les ai avortées. Toutes, d’un coup. Je me suis dit : À quoi ça sert de faire des phrases si elles ne font pas de différence, si elles ne changent rien, si elles ne transforment rien ? Et, c’est vrai, disons que c’est le « Test Orsoni II », c’est vrai, on devrait toujours s’assurer que les phrases qu’on écrit font une différence avant de les écrire ou, du moins, s’assurer que c’est le cas avant de leur donner le caractère définitif de ce qui a survécu à la suppression. Mes phrases parlaient de l’époque et, les concevant, je me suis dit qu’il n’y avait aucune chance qu’elles changent quoi que ce soit à l’époque dans laquelle je vis, époque qui, libérant les individus du joug du travail, devait voir l’avènement du poète nietzschéen créateur de valeurs et n’aura vu finalement que l’avènement du consommateur universel, égoïste et imbu de sa personne, qui ne fait même plus l’effort de sortir de chez lui pour consommer biens, services et personnes. Quelle chance des phrases tenant ce genre propos ont-elles de changer quoi que ce soit à la vie de mes contemporains ? Aucune. En fait, et j’ai déjà évoqué ceci mais je ne crains pas d’y revenir rapidement, en fait,  l’erreur de toute la gauche morale est de croire que le consommateur universel est malheureux et qu’on peut entreprendre de le sauver de ce malheur en lui vantant les mérites et les vertus d’une vie plus juste, plus saine, plus vraie, alors que c’est faux : le consommateur universel est heureux, il est con, mais il est heureux (ce qui, sauf exception, va généralement de pair). Donc, prises en tenaille, pour ainsi dire, entre la masse des consommateurs universels, qui sont très heureux tels qu’ils sont et n’ont absolument aucune envie de changer, mais de consommer toujours plus tout en se fatigant toujours moins, et la gauche morale, c’est-à-dire : mon public potentiel, ce qui n’est pas sans me poser de colossaux problèmes, je dois le reconnaître à contrecœur, gauche morale qui, farcie de doctrines sociologiques bancales, s’entête à ne rien comprendre à rien, mes phrases sont vaines, qui sonnent creux dans un désert sans oreilles. C’est pour cela que je les ai avortées, toutes, avant de les mettre au monde, et j’entends déjà une petite voix ricaner : « Tu devrais en faire autant avec toutes tes phrases, pauvre type ! », ce qui, en un sens, n’est pas totalement faux, mais pas totalement vrai non plus. Ce n’est pas totalement faux parce que, n’étant pas abruti, je me rends bien compte que ma production ne correspond pas, c’est le moins qu’on puisse dire, aux attentes du marché et que, de ce point de vue, en effet, elles échouent lamentablement au Test Orsoni II sauf que, d’un autre point de vue, d’un autre point de vue. D’un autre point de vue, quoi ? Je ne sais pas. J’essaie de me concentrer, mais je n’y parviens pas. Je passe mes journées à faire des cartons, démonter des meubles et, depuis des heures, ces connards de jardiniers font un boucan infernal avec leur outils de malheur, c’est vraiment le summum de la débilité humaine : polluer le monde en entretenant les espaces verts, c’est d’une bêtise absolue, de saccager des plantes et des arbres pour satisfaire le goût détestable de la petite-bourgeoisie de province, quelle idée, non mais quelle idée j’ai eue de vouloir venir vivre dans ce cloaque où s’anéantit l’esprit. Où en étais-je déjà ? Ah oui, d’un autre point de vue, ce que je fais ici, et ce que je fais ailleurs, aussi, ce que je fais a une réelle dimension morale qui n’a rien à voir avec la pratique narcissique et répugnante de l’écriture de soi à la Doubrovsky & Cie, je fabrique des outils avec quoi penser, agir et, quand même ces outils ne serviraient qu’à moi, ils fonctionnent : chaque jour, je pense le monde, je me pense avec eux, chaque jour, j’avance dans le monde avec eux, chaque jour que je vis, je vis avec eux. Et si je faisais reculer ne serait-ce qu’une infime portion d’infini l’étendue de ma bêtise, ce serait toujours un progrès notable.