La profondeur à laquelle nombre de formulations — des plus banales comme « du coup » aux plus intellectualisantes comme « De quoi x est-il le nom ? » ou « La possibilité d’un ou une x » — pénètrent nos manières de penser et parler pour les occuper durablement montre bien que ce n’est pas nous qui pensons et parlons, mais une force plus grande qui pense et parle en nous, à travers nous, une force qu’on pourrait appeler « la société » et à l’origine de laquelle , pour ne pas désespérer de notre absolu manque d’originalité, nous nous imaginons en un procédé illusionniste. Contre à la fois cette impersonnalité de la pensée et du langage et cette illusion que nous élaborons pour nous convaincre que nous ne sommes pas des êtres agis, mais sommes des êtres agissants, des agents, il nous faut consentir à un effort colossal afin de (1) comprendre que nous ne sommes pas à l’origine de cette force, mais elle à la nôtre, (2) comprendre que nous ne sommes pas libres mais réellement déterminés par la société tant que nous n’avons pas pris conscience de ce déterminisme, (3) tenter de nous en défaire et (4) parvenir enfin à dire quelque chose qui nous soit propre. Cet effort colossal à un nom : écrire. Écrire donc, ce n’est pas raconter une histoire, la sienne ou celle d’un autre, coucher ses pensées par écrit, faire un livre, un roman, un essai, ou je ne sais trop quoi qu’on entend habituellement par cet étrange mot, « livre », mais traverser la pensée et le langage (et, par conséquent, soi) pour essayer d’y comprendre quelque chose, essayer de comprendre ce par quoi nous sommes déterminés à penser et parler (ce qui, en nous, pense et parle à notre place) et parvenir à formuler tout cela. Mieux, voilà ce à quoi il faut parvenir : faire une phrase, faire une phrase oui qui soit la nôtre — pour de bon. Le mépris en lequel le sens commun tient désormais l’authenticité et, surtout, l’originalité sont l’expression d’une emprise maximale de la société sur l’individu. Le mouvement post-moderniste qui a caricaturé l’ironie, dont le but philosophique est de mettre l’individu à nu en décapant la pensée et le langage (l’antiphrase retourne la pensée conte elle-même, le langage contre lui-même et le tout contre soi), pour en faire une sorte de moquerie généralisée, a ouvert la voie à l’immense procès de normalisation que nous connaissons aujourd’hui (tout le monde réclame d’être considéré comme normal — normal c’est-à-dire conforme), lequel est proprement totalitaire (tout le monde n’est pas normal, c’est faux, et c’est heureux, tout le monde doit être conforme à la norme). Être original, plus que l’authenticité qui peut avoir en effet une dimension réactionnaire qu’il ne faut pas ignorer, être original est dangereux parce que l’individu original refuse d’être conforme, refuse d’être reconnu comme tel, refuse donc la normalité de la norme, non par rébellion, mais parce qu’il s’est donné à lui-même des normes qu’il a conçues. Il invente quelque chose. Mais tout cela, l’individu, il le fait quand il a fini de déménager. En attendant, à cause des cartons portés, il a mal au dos. Quel con, l’individu.

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