Je sais que ce que je m’apprête à dire va faire rire tout le monde, mais tant pis : j’ai le don de divination, telle est la vérité. Je possède quelque chose d’apollinien dont je m’étais déjà douté par le passé, mais qui se confirme régulièrement et, j’en ai l’impression, de plus en plus souvent, comme j’en ai encore fait l’expérience il y a quelques jours à peine. Par quel mécanisme la divination proprement dite se produit-elle ? Cela, je dois à la vérité de le dire, je n’en ai pas la moindre idée. Je crois qu’elle se produit tout simplement, qu’un sentiment me traverse, qui n’appartient ni au domaine du langage ni à celui de l’image, sans forme, ça sourd, ai-je envie de dire, sans trop savoir ce que cette expression peut bien signifier sinon peut-être ceci que, tout à coup, je sais quelque chose que je ne savais pas avant, sans rien avoir fait, sans rien avoir appris, par une opération que je ne comprends pas moi-même, mais qui n’est pas du saint-esprit, qui est purement et simplement. Je dis que je sais, mais je ne sais même pas si je sais, tout ce que je sais, en vérité, c’est qu’une idée soudain est là et qu’elle est vraie. Est-ce l’inspiration des prêtres antiques ? Je ne le pense pas. La Pythie ne voyait l’avenir qu’en transe, après avoir mâché des feuilles de laurier. Il fallait donc que quelque chose l’aide à être inspirée, cela n’avait rien de naturel, c’était de l’ordre du divin, mais ce divin, elle n’y accédait pas toute seule, il lui fallait un expédient pharmaceutique, il lui fallait devenir folle, sortir de l’histoire naturelle de l’univers pour dire ce qui allait avoir lieu et, donc, c’est la logique même, le dire de manière incompréhensible. Moi, ce n’est pas mon cas, je ne mâche rien, quelque chose me vient, et puis, c’est. Non seulement c’est, mais c’est clair, le sens est immédiat. Oui, voilà, c’est peut-être ça : le sens est immédiat, le sens ne passe pas par la médiation du langage pour être intelligible et intelligé, pas besoin de crypte pour ma science, tout est limpide. Je pense quelque chose que je ne savais pas et m’aperçois ensuite que c’est en tout point tel que je l’avais pensé. C’est étrange, en effet, ce n’est pas moi qui dirai le contraire, bien au contraire, si quelqu’un me racontait une histoire pareille, je lui rirais au nez, je me moquerais de lui, et pourtant je dois bien reconnaître que, comme c’est moi, je ne peux pas me moquer de moi, je ne peux pas me rire au nez, d’une part, c’est inconfortable, et, d’autre part, quand on y pense, on se rit toujours au nez (le nombre de phrases vraies auxquelles on n’a jamais pensé, c’est incroyable, quand on y pense). Et donc, moi qui me suis toujours cru des plus rationnels, je me rends compte que je ne le suis pas, ou pas assez, en tout cas que quelque chose déraille dans la rationalité telle que je la conçois d’ordinaire, quelque chose qui ne lui résiste pas, non, puisque je finis pas mettre des mots sensés dessus, non, mais quelque chose qui lui échappe, ou non, plutôt : qui la devance, a un temps d’avance sur elle, prend de vitesse la réalité, ou encore mieux : l’esprit se devance lui-même, accède à des données inaccessibles à lui-même, normalement, mais qui le deviennent subitement. La dernière fois, par exemple, c’est l’expérience dont j’ai parlé au début de mon récit, et je crois qu’un exemple sera plus éloquent que ce long bavardage abstrait auquel je viens de me livrer, la dernière fois, par exemple, j’étais en train de dormir quand, tout à coup, je me suis réveillé, persuadé d’une vérité. Je me suis levé, je suis allé à la fenêtre, et la vérité était là, la vérité était vraie. Je ne le savais pas et pourtant, je le savais. Alors, je me suis dépêché d’aller réveiller Nelly et je lui ai dit : « Réveille-toi Nelly, ce n’est pas demain le jour des bacs jaunes, mais aujourd’hui ! Il faut descendre les cartons sinon on va encore les garder une semaine de plus. Vite, vite ! », le tout en essayant de faire le moins de bruit possible pour ne pas réveiller Daphné. Nous nous sommes dépêchés, nous avons disposé les cartons à côté des bacs jaunes sur le trottoir, et quelques instants plus tard, le camion passait, et puis les employés au ramassage des poubelles jaunes ramassèrent les cartons sans en abandonner aucun sur le bord de la route. Je le sais, je les ai regardés faire pour être bien sûr que ma prophétie se réalisait. J’en fus le premier étonné, mais tout ce que je viens de raconter est vrai. Je n’invente rien. Pas un mot. Je sais bien que mon apollonisme a encore des progrès à faire. Il n’a rien d’extraordinaire, rien ne me fut révélé du sens de l’existence, du destin de l’humanité, de l’avenir de la planète. C’est décevant, mais c’est ainsi. Or, en y pensant quelques jours plus tard, aujourd’hui, je crois, en y pensant aujourd’hui, je me suis dit : Dans notre imaginaire post-romantique, nous nous représentons les oracles comme divinisant sur des choses très graves et très profondes, mais il n’en est rien. Les questions que les Grecs posaient aux dieux étaient plus prosaïques que nous ne l’imaginons avec nos idées d’Occidentaux grassouillets qui nous prenons pour des intellectuels parce que nous avons lu, écouté et vu un ou deux pour cent mille de ce qui a été accompli par l’humanité depuis ses origines. Ainsi, à Dodone, au Ve siècle avant Jésus-Christ, un certain Cléôtas interrogea-t-il Zeus en ces termes : « Cléôtas demande à Zeus et à Dioné s’il est avantageux et profitable pour lui de se consacrer à l’élevage des moutons ? » On ignore la réponse que Zeus lui fit, la lamelle oraculaire répondant à la question n’a pas été retrouvé, et peut-être n’y eut-il pas de réponse à la question, après tout, peut-être que Zeus s’en fout des moutons des mortels, mais enfin il n’y avait rien dans l’esprit de Cléôtas que des considérations passablement triviales, lesquelles, à vrai dire, ne sont pas sans rappeler mon histoire de bacs à couvercles jaunes et de cartons à recycler. Après avoir mis par écrit le récit qu’on vient de lire et m’être plongé dans une longue méditation à son sujet, j’ai tâché d’en tirer quelque morale édifiante ou, à défaut, une morale quelconque, mais je me suis aperçu que je n’avais rien à ajouter. Je n’ai rien su faire que me promettre qu’à la prochaine illumination, je la consignerai par écrit, et en détails minutieux ; — peut-être qu’un jour, après des millénaires de tentatives infructueuses, la lumière de la divination se fera enfin profonde.

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