Durant un bref instant, j’entends le chant des cigales dans le tambour de la machine à laver le linge. Étonnant phénomène acoustique qui n’est pas sans rappeler ceux que j’évoquais hier. Suis-je de plus en plus sensible aux vibrations ou suis-je en train de mettre dans des états de sensibilité extrême ? Je penche pour la deuxième solution. Ce qui explique pourquoi, après avoir dit à Nelly : « Je vais à la Biocoop », je suis resté sur le trottoir d’en face sans rien faire que regarder les gens passer dont certains me regardaient faire ce qui, pour eux, devait sembler n’être rien et qui pour moi, contrairement à ce que je viens de suggérer à l’instant, était quelque chose, être là, c’est toujours un événement, si infime et dérisoire soit-il d’un certain point de vue. Si les passants n’étaient pas passés avec tant de désinvolture à mon endroit, ils auraient sans doute vu que j’étais en train de faire quelque chose, ou de défaire quelque chose, ou de faire quelque chose de négatif, ils auraient peut-être vu que j’étais en train de ne pas aller quelque part où j’avais dit à Nelly que j’allais pour faire quelque chose que je m’étais dit à moi-même de faire — ne pas boire d’alcool. Quand je me suis aperçu que le chant des cigales n’était pas le chant des cigales, mais le son du tambour de la machine à laver le linge alors qu’elle était en train d’essorer le linge, je me suis demandé si Marseille me manquait, parce que les cigales à Tours, cela n’existe pas, pas encore en tout cas, dans quelques années peut-être, mais je ne crois pas, j’ai simplement interprété un son comme un autre son, par désir de nature, par poésie ou bien simplement parce que je me suis trompé. Et puis, la suite, s’il y en a une, je la raconterai ce soir, après être allé courir, après avoir dîné, après m’être douché. Sans même me relire, je reprends le cours de mon récit : ce journal ne va nulle part, c’est une pure rhapsodie sans ordre, sans logique, sans raison. L’autre jour, la lettre de Bruce Chatwin à Thomas Maschler m’a fasciné, non que les idées développées soient particulièrement géniales, mais parce que Chatwin a le plan de son livre en tête, clair, qu’il ne lui resterait plus qu’à écrire. Et le fait qu’il n’ait pas réussi à écrire ce livre ne change rien à ma fascination, l’accroît peut-être, au contraire, parce que moi, je me sens incapable d’avoir un quelconque plan en tête, de savoir où je vais. Ne voulant pas jouer sur les mots « nomade » / « sédentaire » (« celui qui sait où il va » / « celui qui ne sait pas où il va »), je pense à ce commentaire où l’on me disait avoir peur de ne pas retrouver dans mes livres le même tempo que dans mon journal ; — mais quel tempo ? il n’y a rien ici, aucune mesure, maîtrise, métrique, rien que des idées chaotiques sans la moindre direction, sans la moindre organisation : je vis et, comme il se trouve que j’écris, j’écris ce que je vis. Je ne vais pas plus loin que cela, en sorte que je ne fais rien du tout, je n’invente rien du tout, je me laisse vivre, et cela n’a pas le moindre intérêt — je suis incapable de composer quelque forme organique que ce soit. Il n’y a rien ici que des bribes décousues, sans lien, sans relation, sans intention, sans intelligence. Si un thème se dégage, c’est pure coïncidence, je ne me sens responsable de rien. C’est moi qu’on croit trouver dans ces centaines et centaines de pages, mais j’y suis si peu pour quelque chose que je n’y suis même pas. En tant qu’écrivain, avant d’avoir commencé, je me sens fini. Et je ne sais rien faire d’autre. Je voudrais avoir de l’ordre, un plan, une structure, une idée. Je n’ai rien du tout.

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