J’ai commencé à écrire quelque chose ce matin. Avec l’inébranlable intention de le publier pour faire entendre ma façon de penser, pas question de laisser cette espèce de relativisme moral abject se répandre en restant là, comme ça, les bras croisés, les gens de bonne volonté se doivent d’agir, on ne peut tout de même pas laisser passer l’immonde. Et puis, à mesure que la journée avançait, il m’a semblé de moins en moins urgent de prendre une telle position. J’ai bien pensé à amender la phrase, la forme plutôt que le fond, je ne suis pas du genre à renier mes convictions mais, c’en était l’indice, déjà le cœur n’y était plus tout à fait. La phrase, en fait, me semblait de plus en plus lointaine, ses contours de plus en plus flous, comme une sorte de mirage évanescent. Cette phrase, en vérité, l’avais-je réellement pensée ? Je tâchais de la retrouver là où j’étais censé l’avoir écrite, sur mon téléphone portable, mais je ne la trouvais plus. Avait-elle disparu ? Avais-je rêvé ? Mais pourquoi aurais-je rêvé chose pareille ? Pour me hisser à la hauteur de qui j’entendais dénoncer l’ignominie ? Et si elle avait disparu, où avait-elle bien pu passer ? À moins que je n’invente tout cela pour avoir quelque chose à raconter. Chemin faisant, je viens de penser à la première phrase de mon journal d’hier, je cite : « Pas vraiment envie d’écrire. », qui était un simple énoncé de fait, pas une posture, se trouvait peut-être même en-deçà de la réalité, car je n’avais pas envie d’écrire du tout, et je me dis que, n’était ce journal, je n’aurais certainement pas écrit la moindre ligne hier, je me serais laissé envahir, et dominer, et martyriser par le sentiment qui m’habitait, par la colère, la haine, le cri, les insultes, toute cette immondice qui loge chez moi, au lieu d’essayer de faire quelque chose de tout cela, de métaboliser tout cela, de fabriquer une autre réalité — c’est-à-dire : meilleure — avec les événements, si banals soient-ils, les émotions, si ordinaires soient-elles, et que c’est une tâche morale de transformation de l’existence. L’existence n’est pas un donné que nous devons subir ; et le fait qu’elle soit réduite à la seule dimension d’un subi plutôt que d’un agi n’est pas étrangère aux formes que prend le capitalisme développé avec le soutien et l’encouragement de l’État. De l’autre côté du boulevard, j’observe ainsi les va-et-vient des livreurs (un groupe de jeunes hommes à la peau noire) qui se déplacent du banc qu’ils ont annexé à celui de l’abribus à chaque averse. Hier, j’en ai compté entre douze et quatorze à certains moments. Aujourd’hui, ils sont bien moins nombreux, pas plus de quatre, il me semble. Leur présence devrait nous parler, nous alerter sur les conséquences de notre mode de vie, mais qui fait attention à eux, outre les riverains excédés quand ils font trop de bruit ? Personne, à en juger par les innombrables sacs de livraison couleur menthe à l’eau avec leur joli petit kangourou dessiné dessus — copie cette loi dans ton carnet de notes : plus le capitalisme est sauvage et plus il est mignon — ne cessent de sillonner des villes. Qui se soucie de ce qu’il arrive au livreur, une fois la porte refermée sur lui ? Le match a commencé, ça va refroidir, on a d’autres choses à penser. La vérité, c’est que oui, ils font du bruit, oui, ils squattent des espaces qui sont destinés à d’autres usages, oui, ils détournent de leur emploi les instruments de la mobilité douce, oui, mais tout cela est voulu, tout cela est organisé par le pouvoir. La destruction de l’espace public, l’exploitation de travailleurs venus de pays pauvres, tout est voulu par l’État qui appelle de ses vœux ces pratiques sauvages. Est-ce étonnant, dès lors, de retrouver le président de la République faire du jet-ski, l’été, sur la Côte d’Azur, alors que le pays brûle, meurt de sécheresse et étouffe de chaleur, comme quelque vulgaire cadre supérieur d’une grande entreprise, qui s’éclate pour décompresser ? Non, puisque c’est ce qu’il est. Les gens qui ont voté pour lui n’ont que ce qu’ils méritent, que ce qu’il mérite. Les autres — quels autres ? Mais je ne sais pas pourquoi je raconte cela, d’autant que ce n’était même ce dont je voulais parler, ce matin, pour le dénoncer, mais plutôt — ça y est, je m’en souviens —, plutôt de l’équivalence de, et puis, non, je crois que ça n’a aucun intérêt, en tout cas, je n’ai vraiment pas envie d’en parler.

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