19.8.22

Langue morte. Ou comment se fait-il que j’aie tout de même envie d’écrire ? Forme de grand écart. Entre l’envie de quelque chose et la réalité de la chose telle qu’elle se pratique. D’un côté, le désir réel et, de l’autre, la réalité du désir : entre un bout et l’autre de la chaîne, il y a contradiction. Qui ne ressent pas cette contradiction, qui ne ressent pas cette contradiction comme une contradiction, ne devrait pas écrire. Mais c’est parce que, ne la ressentant pas, on écrit quand même qu’il y a contradiction. Quand L. m’a écrit hier pour me dire qu’elle avait aimé mon Voyage, livre paru il y a sept ans chez un éditeur confidentiel et qui continue de vivre sa vie malgré l’indifférence absolue du marché, j’ai ressenti une certaine fierté d’avoir conçu quelque chose qui soit assez fort en soi pour résister à la disparition, l’obsolescence, et toucher des gens que je ne connais pas (même si j’aimerais bien rencontrer L., mais c’est un autre aspect de l’histoire). Quand j’ai lu il y a quelques instants la présentation de la rentrée littéraire dans le Monde, j’ai été pris d’un profond dégoût pour la littérature, dégoût qui pourrait se muer en haine de la littérature si je ne prenais garde à mes sentiments, car tout est répugnant dans cette façon de mettre les choses en forme : l’économisme triomphant qui s’accompagne toujours d’un discours de crise (c’est l’argument choc du capitalisme que relaie à son minuscule niveau le discours journalistique sur le champ littéraire), le sociologisme omniprésent qui classe les livres en fonction des sujets de société qu’ils traitent, l’onomastisme qui articule le marché autour de quelques noms connus dont la prononciation est censée faire vendre (mais en vertu de quelle magie ?). Le fait qu’on puisse ne pas trouver ce monde terrifiant — un monde dans lequel on assigne à l’art un rôle d’une telle médiocrité — me stupéfait. Je me demande comment il se fait que tout le monde ne soit pas stupéfait mais que, au contraire, tout le monde s’en accommode, en prenne son partie, voire l’encourage (il y a bien des éditeurs qui obligent les auteurs à écrire ça comme ça, agitant la contrainte du marché, les auteurs ne le font pas de leur plein gré, ce n’est pas possible, on ne se suicide pas par plaisir mais contraint et forcé). Et puis, je pense que personne ou presque ne me lit, ce qui est parfaitement cohérent avec le petit tableau que je viens de peindre et signifie accessoirement que je suis une minorité à moi tout seul, une minorité de un. Peu avant de lire cette édifiante synthèse sur l’état contemporain du microcosme littéraire, je m’étais dit que je voudrais écrire dans une langue morte et que si, dans une certaine mesure, je le faisais déjà (le français est en effet une langue moribonde que, bientôt, personne ne parlera plus), ma langue ne l’était pas assez, qu’elle était encore trop vive. Mais qu’est-ce que je voulais dire par là ? Que je voudrais écrire pour moi tout seul et n’avoir que des lecteurs prêts à déchiffrer de cryptiques signes pour me comprendre ? Mais n’est-ce pas déjà le cas ? L., après m’avoir parlé du Voyage, me demande comment faire pour lire le manuscrit de la Vie sociale. Alors, sans autre forme de procès, je le lui envoie. Ce livre existe, malgré l’indifférence du monde des lettres, il mène une vie clandestine et je crois que, si ce n’était bien évidemment pas ce que je m’imaginais pour lui, j’aime sa clandestinité, l’espèce de samizdat dans lequel il fonctionne comme livre et par lequel il circule en parallèle du marché aux livres. Il s’adapte, il survit, il est comme son auteur, lui qui n’a pas de vrai métier, il n’a pas de véritable éditeur, mais il existe quand même. C’est une minorité à lui tout seul. Comme son auteur. Une minorité de un.