À mon âge, c’est bientôt la fin. C’est ce que semblait dire, en tout cas, le site d’autodiagnostic en ligne sur lequel j’étais en train d’enregistrer mes informations personnelles. Comment j’en étais arrivé là ? Aucune idée. Comment j’étais arrivé là ? Non plus. Quand même le second parcours serait plus aisé à reconstruire. Le voici, ou à peu de choses près : on tape un mot-clef dans le moteur de recherches, on appuie sur entrée, et, très vite, une chose en entraînant une autre, on finit par enregistrer le numéro de sa carte bleue sur une page confidentielle dont on ignore tout. La routine, quoi. Là, ce n’était pas pour me payer les services d’un ou une escorte de luxe, mais pour savoir combien je devrais peser. Sur pesezvotrepersonnepointfr, cela ne faisait aucun doute, il fallait que je perde entre quinze et vingt kilos dans les prochains jours ou j’allais mourir bientôt. J’ai cherché dans le dictionnaire ce que « morbide » voulait dire pour être sûr et, si ce n’était pas tout à fait ce que je pensais, peut-être pas aussi grave que je l’imaginais, on s’imagine que les mots ont un certain sens alors que, non, pas du tout, ils en ont un autre, c’est étrange, on ferait bien de se méfier de ses idées qu’on se fait des mots, des mots et aussi des choses, mais ce n’était pas réjouissant non plus, cette histoire d’obésité. Alors, je me suis dit qu’il fallait que je me pèse. Pour être sûr, en quelque sorte, mesurer l’ampleur des dégâts, des travaux, je ne sais pas. Je n’avais pas de doute, non, sans trop savoir pourquoi, j’avais toute confiance en ce site, même si ce n’est pas dans ma nature d’être crédule, j’avais confiance, comme s’il me disait exactement ce que j’avais besoin d’entendre, si mystérieux que cela puisse paraître, mais il valait tout de même mieux avoir des certitudes. Donner son numéro de carte bleue, quand même, c’est sérieux. Alors je suis allé chercher la balance dans le placard. Je suis monté dessus, mais rien. Il ne s’est rien passé. Je suis descendu. Remonté. Descendu. Remonté. Comme ça, une bonne dizaine fois, je dirais, mais toujours rien. Je me suis gratté le menton et puis la tête ou l’inverse et puis, dans une sorte d’éclair de génie, je me suis dit : Ce doit être les piles. Comment en avoir le cœur net ? En remplaçant les piles. Alors je suis allé ouvrir le tiroir de la cuisine où les piles sont rangées, mais bien sûr, de piles, il n’y en avait pas. J’ai eu envie d’engueuler quelqu’un parce qu’il n’y avait plus de piles, qui avait oublié d’acheter des piles ? qu’il se dénonce, mais il n’y avait personne à engueuler dans l’appartement. J’étais tout seul. Gros et seul. J’ai eu envie de pleurer, mais je me suis retenu. Gros, seul, et dépressif, cela fait sans doute un peu trop pour une seule personne et son pèse-personne. Je me suis dit qu’il fallait que j’aille acheter des piles, mais quand j’ai regardé l’heure, il m’a paru évident que je n’en trouverais pas. Une heure trente du matin. Tous les magasins sont fermés. Pendant un instant, je me suis demandé ce que je faisais là, debout, tout seul chez moi à une heure trente du matin, ne serait-ce pas plutôt une bonne heure pour aller se coucher ? me suis-je demandé, mais en y pensant un instant de plus, je me suis souvenu de la raison pour laquelle j’étais debout à une heure si avancée de la nuit, je me souvenu suis de toute cette graisse qui m’enveloppait et dans laquelle j’étais en train d’étouffer, je l’ai même pincé la graisse, douloureuse graisse, pour me le rappeler, pour imprimer en moi la conscience de mon obésité morbide, et de la solitude mortelle qui s’ensuit, de cette solitude terrifiante qu’elle cause, je me suis souvenu de tout cela, et je me suis dit qu’il fallait que je trouve une autre solution. J’ai reçu un mail me disant qu’il ne manquait plus qu’une étape pour compléter mon inscription à perdezenfindupoidstoutdesuitepointfr, la filiale de pesezvotrepersonnepointfr, mais je me suis dit que ce n’était pas le moment, il y avait plus urgent. Il fallait que je me pèse, là, tout de suite, que je sache. J’ai réfléchi un instant et j’ai eu un autre éclair de génie. Deux éclairs de génie si proches l’un de l’autre, voilà qui devait vouloir dire quelque chose, impossible que ce soit un hasard. Je suis retourné dans la cuisine, j’ai fouillé dans les placards, et j’ai fini par mettre la main sur la balance de cuisine. Je me suis assuré qu’il y avait des piles dedans et que les piles marchaient et, à mon grand soulagement, oui, tout fonctionnait parfaitement. Je ne me suis vu dans aucun miroir, parce que j’étais dans la cuisine pas dans la salle de bains, je ne me suis vu dans un aucun miroir, mais si quelqu’un m’avait vu à ce moment-là, il aurait pu admirer le sourire de béatitude qui illuminait mon visage, contempler ce sourire qui signifiait que le monde avait un sens et que je participais de ce sens, que je n’étais pas abandonné sur le bas-côté de la route du sens, non moi aussi, je fonçais vers la vérité, vers le point où le sens est enfin révélé, où tout s’explique, d’un coup, où l’on peut être enfin soi-même, soi-même et épanoui. J’allais enfin pouvoir perdre du poids. À ce moment-là, le téléphone a sonné. Machinalement, je veux dire : malgré l’heure avancée de la nuit, j’ai décroché, et c’est une voix féminine qui m’a parlé. Elle avait un drôle d’accent, ce qui faisait que j’avais un peu du mal à comprendre exactement ce qu’elle me disait, mais enfin, en faisant un petit effort, j’y parvenais quand même, et ce qu’elle voulait, eh bien, c’était que je complète mon inscription à perdezenfindupoidstoutdesuitepointfr, qu’il ne manquait plus que les derniers chiffres de ma carte bleue, les trois au dos de la carte, pour être exact, ainsi que mon numéro de sécurité sociale, oui oui, c’est indispensable, monsieur, pour que tout soit complet et que je profite pleinement de l’offre exclusive du programme de perdezenfindupoidstoutdesuitepointfr, mais je ne me suis pas laissé faire. Je ne me suis pas laissé faire et je le lui ai dit. Je lui ai dit : « Excusez-moi, madame, mais ma santé passe avant la bureaucratie. Quand je me serai pesé, on verra. » Et, j’ai raccroché. Coupé le sifflet, la vieille. Déjà, je me sentais plus léger. Je me suis dit, si ça se trouve, j’ai déjà commencé à perdre du poids. N’exagérons rien. Je suis retourné à ma balance de cuisine et là, le problème m’a sauté aux yeux : j’étais trop gros pour me peser. Si je montais sur la balance, même si je ne la cassais pas, il ne se passerait rien, une balance de cuisine n’est pas faite pour peser des masses aussi importantes qu’un être, fût-ce un être humain maigre, et a fortiori un être humain atteint d’obésité morbide. Comment faire, dès lors, oui comment faire ? Un autre que moi, je crois, se serait découragé. Enfin, j’imagine. Il aurait tout abandonné. Supprimé son compte sur perdezenfindupoidstoutdesuitepointfr et serait allé se coucher. Le lendemain matin, au réveil, découvrant que, sur son compte en banque, une somme astronomique aurait été prélevée durant la nuit, il se serait mis à pleurer toutes les larmes de son corps et, pour les remplacer les larmes de son corps, il se serait mis à manger, à manger tout ce qui lui tomberait sous la main, il serait devenu encore plus gros, encore plus morbide, encore plus mortel, oui, mais moi, je ne suis pas de ce genre-là. Moi, je n’ai pas baissé les bras. Je me suis passé la main dans les cheveux, je me suis gratté le menton, j’ai regardé par la fenêtre où les lumières de la ville brillaient mollement, et j’ai trouvé. Je n’ai qu’à me démonter. Me démonter et me peser morceau par morceau. Ne me resterait plus qu’à additionner le poids de chacun des morceaux et le total, ce sera mon poids à moi. Oh, oui, je sais ce qu’on va me dire, je ne suis pas idiot, je m’en doute bien, j’entends les ricanements, je sais ce qu’on va me dire, qu’il y aura une différence entre le poids total réel de ma personne et le poids calculé de la sorte. Et c’est vrai, cela, je ne puis le nier, mais de quel ordre de grandeur ? Ce sera une différence infime. Dérisoire. Une différence négligeable, assurément. Ce n’est tout de même pas le poids d’une plume qui va faire la différence. Alors, sûr de mon fait, j’ai commencé à me démonter. En commençant pas les pieds, ce serait plus pratique, me suis-je dit, et c’est ce que j’ai fait. J’ai démonté mon pied droit, je l’ai posé sur la balance et je l’ai pesé. Ensuite, j’ai reporté le nombre correspondant au poids de mon pied sur un petit tableau que je venais de créer sur mon ordinateur et j’ai continué, j’ai pesé le poids de mon mollet, le poids de ma cuisse, et ainsi de suite. Après quoi, j’ai remonté ma jambe et j’ai commencé à peser la gauche. Quand j’ai fini de peser la gauche, j’ai pesé mon sexe, ce qui m’a fait une drôle d’impression, je ne le nie pas, ce n’est tout de même pas tous les jours que cela arrive, mais je m’étais fixé un objectif, ce n’était pas le moment de flancher à cause de ces considérations relativement obscènes, j’ai donc jeté un voile pudique sur la chose et continué de me peser. Les fesses, et puis le bassin. Ce fut assez long parce que, pour peser le bassin, contrairement à une jambe, il ne suffit pas de démonter une seule partie, il faut démonter tout le reste, et cela prend du temps, mais enfin, je n’étais pas pressé, je n’avais rien de mieux à faire et maintenant que j’avais commencé, il n’était pas question d’arrêter. J’ai cru que j’allais avoir des difficultés pour démonter mes bras, mais en fait, non. Comme je suis de constitution assez robuste, j’ai pu tirer un peu plus fort que pour les jambes pour démonter l’épaule gauche, et pour la droite, il a fallu que je m’y reprenne à trois fois, comme je suis droitier, j’ai moins de force dans le bras gauche que dans le bras droit, et toujours je notais le poids dans mon tableau, mais rien à signaler. Et puis, j’en suis venu à la tête. J’ai démonté ma tête et je l’ai posé sur la balance. Le problème, c’est que, bien évidemment, mes yeux y étant toujours, sur ma tête, je n’arrivais pas à lire les chiffres que m’indiquait la balance. Quel imbécile, me suis-je dit, comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Je me suis vu, là, comme un imbécile, mon corps sans tête planté devant le plan de travail de la cuisine, une espèce d’édifice de chair et de graisse absolument inutile, incapable de faire quoi que ce soit sans que je lui en donne l’ordre, et je me suis dit qu’avec le cou, j’allais donner un petit coup, histoire de pivoter pour me mettre sur le côté et, en fermant un œil, le gauche, par exemple, pour ne pas loucher, essayer de lire les chiffres. Ensuite, je n’aurais plus qu’à dire à mon corps de me remettre la tête sur les épaules et le tour serait joué. C’est ce que j’ai fait, mais je ne sais pas ce qu’il s’est passé, j’ai roulé un peu trop et j’ai glissé de la balance, de la balance sur le plan de travail, du plan de travail sur le sol de la cuisine. Comme je n’ai pas réussi à lire les chiffres sur la balance, je ne sais pas combien pèse ma tête, mais à en juger par la douleur que j’ai ressentie, elle est lourde. Plus lourde que mon pénis, en tout cas. J’ai eu un mal de chien en heurtant le carrelage de la cuisine. Et puis, en rebondissant. À chaque rebond, je me disais, ça va me faire un peu moins mal, mais non, c’était pire, j’avais dû m’ouvrir le crâne, et heurtant la plaie à chaque choc, la douleur était chaque choc plus intense. Je voyais la cuisine qui tournait autour de moi. Je me suis dit que je devais avoir le vertige, mais en fait non, c’était ma tête qui tournait sur elle-même, tournait et roulait et roulait et tournait. Finalement, elle s’est arrêtée contre le mur de la cuisine en faisant un bruit stupide. J’étais sur le point de souffler quand je me suis aperçu que j’avais vraiment le vertige. Je me suis dit : ça va passer. Et non, j’ai vu mon corps qui commençait à onduler, à peine, tout d’abord et puis de plus en plus. Les oscillations se faisaient de plus en plus amples et de plus en plus rapides. Je me suis dit que j’allais perdre l’équilibre et, c’est ce qui lui est arrivé, à ce corps, à force d’onduler, il a fini par s’effondrer par terre, d’autant plus lourdement, que je n’avais plus la tête sur les épaules. Le bruit était terrible, très angoissant, pas si fort que ça, mais sourd, sec, on n’entend jamais le bruit de son corps qui tombe comme un poids mort, eh bien, moi qui l’ai entendu, je peux témoigner que c’est une expérience des plus perturbantes. Personne n’y est préparé. Et encore moins à ce à quoi j’ai assisté. Quand mon corps est tombé, il ne s’est pas contenté de heurter le sol comme un poids mort, ce qu’il était, d’une certaine façon. Non, en plus, il a littéralement volé en éclats. Une main par là, un bras, par ici, le pénis sur la table basse, un biceps dans l’évier. Évidemment, mû par l’envie de bien faire, dans la précipitation, j’avais dû mal remonter les parties de mon corps entre elles. Tant qu’il ne bougeait pas, le corps, ça allait, mais quand il est tombé, forcément, le drame est arrivé. Comment est-ce que j’ai pu en arriver là ? Tout ça pour quoi ? Quelques kilos en trop. Quel imbécile, non mais, quel imbécile. C’était d’autant plus perturbant que je voyais tout de travers, ma tête ayant roulé n’importe comment contre le mur de la cuisine. On aurait dit un plan d’un mauvais film, quand le réalisateur, voulant se racheter du navet au budget colossal qu’il est en train de tourner après avoir vendu son âme au diable, se met en tête de faire de l’art pour sauver la face et sa conscience. À ce détail près que, dans la réalité, on n’y voit rien, c’est très inconfortable. Non mais comment je fais maintenant, moi, comment je fais pour me remonter ? Je ne vais tout de même pas rester éparpillé comme ça et mourir comme je suis, en pièces détachées. Alors j’ai eu la dernière idée de génie de toute ma vie. Je le dis avec d’autant plus de modestie que je me suis juré de ne plus jamais avoir d’idées de génie de toute ma vie après cet épisode. Je me suis dit que j’allais rouler un peu, histoire de me mettre la tête à l’endroit et de regarder la réalité en face et qu’ensuite, il ne me resterait plus qu’à ordonner à mes membres de se remettre dans le bon ordre que je leur indiquerais. En commençant par la main, qu’elle rampe jusqu’à l’avant-bras qui lui-même rampera jusqu’au biceps pour former un bras complet qui pourra s’attacher au tronc, et ainsi de suite avec les pieds, les jambes et tout le reste. Combien de temps cela m’a pris ? je n’en ai pas la moindre idée. Des heures, probablement. Quand j’ai fini, en effet, le soleil semblait s’être levé depuis longtemps déjà. Je me suis assis doucement sur mon lit, de peur de déplacer quelque chose et, de la même façon, je me suis allongé. Quand le téléphone a sonné, j’ai décroché et, sans lui laisser le temps de dire quoi que ce soit, j’ai hurlé à l’opératrice que je venais de faire opposition à ma carte bleue, qu’il n’y avait donc plus rien à me voler, rien, vous entendez, qu’ils aillent tous au diable, elle et ces morbides semblables, qu’ils laissent les braves gens en paix, à la fin, vous vous rendez compte du mal que vous m’avez fait, hein, vous vous en rendez compte ? non, évidemment, vous vous en foutez, vous n’êtes pas payés pour ça, et puis, de toute façon, vous ne comprenez rien à ce que je raconte, pas un traître mot, mais ce n’était pas l’opératrice, c’était ma mère. Elle m’a demandé : Qu’est-ce qui t’arrive, mon chéri ? Ça ne va pas ? Alors, je lui ai tout raconté. L’obésité morbide, la balance, le démontage, la chute, tout. Elle a éclaté de rire. Je lui ai dit qu’il n’y avait vraiment pas de quoi rire, que j’aurais pu y rester, ne jamais me relever, cela ne lui aurait donc rien fait de perdre son fils unique ? Elle m’a dit que ce n’était pas si grave que ça en avait l’air, que ça m’était déjà arrivé, quand j’étais enfant, de me démonter et de tomber en morceaux. Quand ils ne s’en souviennent pas, ce qui arrive dans la plupart des cas, on n’en parle pas aux enfants pour ne pas les effrayer, on les remonte et on fait comme si de rien n’était et, dans le fond, c’est vrai, ce n’est pas grand-chose. Parfois, on remonte de travers, je ne dis pas le contraire, mais dans la majeure partie des cas, comme je t’ai dit, tout rentre en place, on va chez le pédiatre pour s’assurer que tout est bien fixé, et puis on passe à autre chose. Je me souviens, je ne devrais pas te le dire, tu vas mal le prendre, mais enfin, bon, quand cela t’est arrivé, on ne retrouvait plus ton pénis, je l’avais cherché partout, ton père était catastrophé, moi je lui disais que ce n’était pas si grave, après tout, si on ne remettait pas la main dessus, tu n’aurais qu’à changer de sexe, moi je voulais une fille, c’était pour rire, évidemment, mais ça n’avait pas fait rire ton père, mais alors pas du tout, il m’avait jeté un de ces regards, enfin, bref, je l’avais cherché partout, et tu sais où il était ? Tu ne devineras jamais : coincé au fond d’une de tes bottes de pluie. Après, pendant des jours, tu n’arrêtais pas de répéter : Le zizi il est dans la botte de pluie, le zizi il est dans la botte de pluie. Qu’est-ce que j’ai pu rire. Allô, mon chéri, tu m’entends ?

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