24.8.22

J’ai cherché quelque chose à dire que je n’ai pas trouvé. Et, en vérité, je crois que, foncièrement, il n’y a rien à dire. Au magasin de livres, voyant toute cette accumulation de chefs-d’œuvre fraîchement parus que des petites mains anonymes étaient occupées à édifier en piles à vendre, il apparaissait clairement à qui voulait bien se donner la peine de regarder sans préjugés que toutes les phrases que nous pensons pouvoir formuler sont inauthentiques. Ce que nous disons est peut-être vrai, ce qui nous disons est peut-être bienveillant, mais ce que nous disons est vide. Rien n’était caché, rien n’était dissimulé, il n’y avait nul complot ourdi dans l’ombre par des puissances occultes, non : tout — le projet, sa mise en œuvre, sa réalisation —, tout était exposé dans la plus grande des transparences. En sorte qu’il ne saurait y avoir le moindre doute quant à la nature de la réalité dans laquelle nous nous mouvons et avons notre être. Notre langage ne nous est pas disponible, il a été privatisé, la lutte pour le pouvoir se confondant avec la lutte pour l’hégémonie économique. Le pouvoir, ce n’est pas qui le prend, l’acquiert au terme d’une lutte politique (pacifique ou non), qui l’a, c’est celui qui vend le plus qui le possède. Nous sommes privés de notre langage en raison même de sa privatisation. De la privatisation de la réalité. Un peu plus tard, me promenant avec Daphné sur le boulevard, je lui ai montré dans une vitrine un petit volume jaune. Elle a lu le titre et puis le sous-titre et puis quand elle a vu mon nom (« traduit de l’italien par Jérôme Orsoni »), elle a envoyé au livre un baiser et puis elle s’est serrée contre moi et m’a dit : « J’espère que ça va te rapporter de l’argent. » Et moi je lui ai répondu : « Moi aussi, j’espère. » C’était émouvant que Daphné me dise cette phrase parce que je sais qu’elle est au courant des histoires de « vrai métier » dont j’ai parlé ces derniers jours. À tort ou à raison, nous ne lui cachons rien. Et même si c’est faux — je veux dire : que pèse ce petit volume jaune dans la vitrine de la librairie Tschann contre les milliers de volumes entassés dans les magasins de livres de telle ou telle connasse, de tel ou tel connard (puisque tel est le vocabulaire consacré du monde d’après) ? —, cela importe moins que l’intention dans la phrase. Moi, j’étais content parce que, depuis que je publie des livres, c’était la première fois que j’en voyais un dans la vitrine de Tschann. J’ai eu l’impression d’exister un peu. Et le fait que ce soit une illusion importe moins que l’intention que je mets dans ma pensée. Hier, en réponse à un courrier un peu trop laconique que je lui ai adressé à propos du livre sur lequel nous travaillons ensemble — Et partout c’est la guerre, un long poème —, R. me demande comment je vais, inquiété par mon journal où il perçoit de l’amertume, de la souffrance, dit-il. Son souci me touche. Beaucoup. Cette amitié stellaire épistolaire m’est précieuse. Je ne crois pas être amer — ou alors au sens où l’amertume du café est divine —, je suis lucide, mais il est vrai que l’existence m’est douloureuse que je traverse malgré les lourdeurs qu’elle m’oppose. Dans le jardin, Daphné joue sur la margelle de la Fontaine des quatre parties du monde. Bientôt, une autre enfant la rejoint. Elles lancent des cailloux aux tortues. L’autre enfant n’est pas française, elle est en vacances avec sa famille. Mais l’absence de langue commune ne les empêche pas de jouer ensemble. Je les envie. Nous qui sommes censés disposer d’un langage commun, comment se fait-il que nous soyons incapables de vivre ensemble ? C’est que tout le monde veut réduire l’autre au silence pour jouir sans bornes de son monologue. Mais à quoi bon parler si c’est pour parler tout seul ? Ne vaut-il pas mieux se taire ?