27.8.22

Je ne parviens pas à savoir si je suis complètement déprimé ou si je suis épuisé. Comme je n’arrête pas de me répéter : « Il faut que je dorme. Il faut que je dorme. », je suis enclin à pencher pour la deuxième hypothèse. Pourtant, j’ai l’impression que « Ça ne va pas » et que « Ça n’ira jamais ». Dans quelle mesure est-ce étonnant ? Pour le savoir, il faudrait que je parvienne à déterminer si c’est dans ma nature ou si c’est un effet de cette fatigue que je ressens. Mon corps ne  me comprend pas, qui veut dormir tout de suite, ou est-ce moi qui ne le comprend ? Mais qui est ce corps sans moi et ce moi sans corps ? Décidément, il faut que je dorme. Dans le métro : « Il résulte de son analyse non seulement que l’économie primitive n’est pas une économie de la misère, mais qu’elle permet au contraire de déterminer la société primitive comme la première société d’abondance. Expression provocatrice, qui trouble la torpeur dogmatique des pseudo-savants de l’anthropologie, mais expression juste : si en des temps courts à intensité faible, la machine de production primitive assure la satisfaction des besoins matériels des gens, c’est, comme l’écrit Sahlins, qu’elle fonctionne en deçà de ses possibilités objectives, c’est qu’elle pourrait, si elle le voulait, fonctionner plus longtemps et plus vite, produire des surplus, constituer des stocks. Que si, par conséquent, le pouvant, la société primitive n’en fait rien, c’est qu’elle ne veut pas le faire. Australiens et Bochimans, dès lors qu’ils estiment avoir recueilli suffisamment de ressources alimentaires, cessent de chasser et de collecter. Pourquoi se fatigueraient-ils à récolter au-delà de ce qu’ils peuvent consommer ? Pourquoi des nomades s’épuiseraient-ils à transporter inutilement d’un point à un autre de pesantes provisions puisque, dit Sahlins, “les stocks sont dans la nature elle-même” ? Mais les Sauvages ne sont pas aussi fous que les économistes formalistes qui, faute de découvrir en l’homme primitif la psychologie d’un chef d’entreprise industrielle ou commerciale, soucieux d’augmenter sans cesse sa production en vue d’accroître son profit, en déduisent, les sots, l’infériorité intrinsèque de l’économie primitive. Elle est salubre, par conséquent l’entreprise de Sahlins qui, paisiblement, démasque cette “philosophie” qui fait du capitaliste contemporain l’idéal et la mesure de toutes choses. Mais que d’efforts cependant pour démontrer que si l’homme primitif n’est pas un entrepreneur, c’est parce que le profit ne l’intéresse pas ; que s’il ne “rentabilise” pas son activité, comme aiment dire les pédants, c’est non parce qu’il ne sait pas le faire, mais parce qu’il n’en a pas envie ! », écrit Pierre Clastres dans sa préface à Âge de pierre, âge d’abondance de Marshall Sahlins. Qui croit à la fin de l’abondance, comme d’aucuns l’ont proclamé récemment, n’a rien compris. Nous ne vivons pas dans l’abondance, mais dans l’excèse (la civilisation de la sur-accumulation). Or, la sobriété qu’on vante comme remède à l’abondance, comment serait-elle mieux pensée ? Il ne s’agit pas d’être sobre, par quoi on entend qu’il faut se priver pour se punir d’avoir trop eu, il ne s’agit pas de manquer, mais de penser un rapport au temps, au besoin, à l’espace, à la nécessité de façon complètement neuve. Sobriété : fausse vertu qui n’est que le cache-sexe du mal. Il ne s’agit pas d’être bon après avoir été méchant, d’expier les péchés de l’excès à force d’ascèse et de pénitence, ce que nous préparent qui veulent sauver l’humanité, il s’agit de trouver sa place. Plus loin, à propos des tribus sédentaires, Clastres écrit : « Les économistes formalistes s’étonnent que l’homme primitif ne soit pas, comme le capitaliste, animé par le goût du profit : c’est bien, en un sens, de cela qu’il s’agit. La société primitive assigne à sa production une limite stricte qu’elle s’interdit de franchir, sous peine de voir l’économique échapper au social et se retourner contre la société en y ouvrant la brèche de l’hétérogénéité, de la division entre riches et pauvres, de l’aliénation des uns par les autres. Société sans économie certes, mais mieux, encore société contre l’économie [c’est moi qui souligne]. » Et cette phrase de Sahlins lui-même : « La société primitive admet la pénurie pour tous, mais non l’accumulation par quelques-uns. » Il y a quelque chose de fascinant et de vertigineux dans ces remarques parce qu’elles confirment ce que l’on pressent spontanément : que cet ordre à nous imposé ne jouit d’aucun privilège de nécessité. Il nous est imposé, c’est tout. Il n’est ni vrai, ni nécessaire, il se contente d’être et nous, d’être si faibles que nous sommes impuissants à le transformer. Fascinant, vertigineux, et foncièrement déprimant tant il semble que nous soyons collectivement inaptes à la vie, obsédés par la punition — du travail et de la privation. Que serait pour nous, qui ne sommes pas des primitifs, n’avons jamais été des primitifs mais n’en avons pas pour autant moins le droit de vivre, puisque c’est ceci qu’il faut s’efforcer de penser : que serait pour nous une société contre l’économie ? Il faut que je dorme.