Pèlerinage au 10, rue Dombasle. En chemin, tête nue sous la pluie qui tombe de plus en plus fort, je calcule que, si j’étais Walter Benjamin, à mon âge, je ne tarderais plus à me suicider. Et je me demande ce qu’il faut ressentir de désespoir pour commettre un tel acte. Le récit d’une vie ne devrait pas s’attacher aux seuls événements, mais bien plutôt à comprendre comment on peut concevoir à un tel point culminant l’absence d’espoir, le désert, la solitude. Si je devais écrire une vie, c’est ainsi que je m’y prendrais. Comment sent-on que c’est la fin ? Comment en vient-on à concevoir avec un absolu degré de certitude qu’il n’y a plus d’issue ? Qu’ici, c’est le bout du monde. Ici, ce n’est pas le 10, rue Dombasle, mais Portbou, où nous nous étions arrêtés Nelly et moi en rentrant de Barcelone passant par Blanes, j’ai écrit un conte sur ce pèlerinage-là (Blanes, Portbou), mais à cette époque-là, je n’avais vu les choses de cette façon, je ne voyais que ces fantômes que je ne voyais pas, des spectres qui hantaient l’Europe. Là, devant la façade du 10, rue Dombasle, face à cette plaque commémorative, triste comme toutes les plaques commémoratives, je ne pense pas aux fantômes, mais aux corps vivants, ceux qui appartiennent au passé. Ceux qui peuplent mon présent. Non loin du 10, rue Dombasle, pour se protéger de la pluie, des livreurs Deliveroo, tous noirs, comme tous les livreurs Deliveroo, me semble-t-il, ont élu domicile sous une corniche d’un impersonnel béton. Je les regarde sans trop d’insistance — je ne veux pas les voir comme des choses, ce qu’ils sont pourtant, fonds, corps corvéables — et en aperçois un qui portent des tongs, pieds nus dedans. Sans le vouloir, je me demande comment il va faire pour passer l’hiver s’il n’a pas d’autres chaussures que celles-là à se mettre aux pieds. Et cette question se pose au sens littéral : comment passeront-ils l’hiver, tous ces corps que la machine à produire du capital rejette dans la rue pour le confort de ceux qui ont un toit au-dessus de la tête mais peuplent les terrasses des bars, comment passeront-ils l’hiver ? Est-il insensé de dire que, peut-être, ils ne le passeront pas et que nous le savons et que nous ne faisons rien pour l’éviter, au contraire, nous faisons tout pour qu’ils ne passent pas l’hiver, il y en aura toujours d’autres qui viendront pour les remplacer, c’est à cela que sert la migration des peuples du sud vers le nord, à fournir des corps corvéables à la machine du capital ? Et cette question se pose au sens figuré : comment passerons-nous l’hiver, nous, dont le confort se fonde sur la destruction du monde ? Je rentre. Il ne pleut plus. 26 septembre 1940. Cet hiver-là, Walter Benjamin ne l’aura pas passé.

Vous devez être connecté pour poster un commentaire.