10.9.22

Qui suis-je, moi qui ne comprends plus qui je fus ? N’importe qui ? Tout le monde ? Personne ? Non pas tant que, croisant mon reflet dans la vitrine de je ne sais quelle boutique, je me trouve vieux — je me trouve effectivement vieux, mais ce n’est pas la question, la question est d’ordre moral —, mais que, traversant le jardin, je pense à qui je fus et qui le traversa aussi et que je ne considère pas comme le même moi que moi. Pourtant, les autres me considèrent comme le même moi que moi, le même moi que je fus, qui me reconnaissent, m’appellent par le nom qu’on m’a donné, etc. C’est donc que, pour eux, je suis le même. Ou plutôt que, pour autrui, l’identité de l’autre ne se pose pas comme un problème, l’identité de l’autre n’est pas une question d’identité personnelle. Moi, par exemple, je ne me reconnais pas dans les catégories que la société tend à m’imposer, je ne veux pas être qui on m’ordonne d’être, revêtir ce genre qu’on prétend le mien jusqu’à en inventer un à ma place dans lequel on veut me faire tenir. Tranquille. Échapper aux catégories, ce n’est pas imposer des catégories supplémentaires — ce que, de fait, on ne cesse de faire. Là où nous espérions pouvoir trouver une issue, on nous oppose plus de murs encore. Or, comment me reconnaîtrais-je dans ces limites où l’on veut que je me tienne tranquille, moi qui ne me reconnais même pas moi-même ? Je me comprends sans me comprendre : je peux penser de façon abstraite les pensées qui furent les miennes, mais je ne les ressens plus comme vivantes parce que c’est un autre que moi qui les entretenais. Mais n’est-elle pas suffisant, cette mémoire, pour m’assurer que je suis moi-même (le même moi que je fus) ? Ce serait suffisant pour me rassurer, en effet, mais si je ne souhaite pas l’être, rassuré, si ce que je cherche, ce n’est pas la tranquillité de qui se satisfais de se reconnaître comme soi-même (le même soi que soi), mais — mais quoi ? Qu’est-ce que je cherche ? Quand je me suis fait cette réflexion (quand je suis revenu sur moi-même pour m’apercevoir que je n’étais plus moi), je ne cherchais rien, la pensée s’est imposée à moi sans que je sache vraiment d’où elle venait. Peut-être ne venait-elle de nulle part. Peut-être provenait-elle précisément de l’écart entre moi et moi-même, entre ce moi que je fus, et que je peux, m’en tenant aux raisons de l’ontologie sociale, considérer comme le même moi que moi, et ce moi que je suis, dont l’ontologie personnelle m’oblige, en toute rigueur, à conclure qu’il n’est pas le même moi que moi. Cette pensée née de la distance, je ne l’ai pas sollicitée, elle s’est trouvée là, devant moi, et je la parcours depuis. Contrairement à l’ontologie sociale qui ne propose pas de parcours, que des arrêts, définitifs, des définitions, l’ontologie personnelle est un transport permanent, qui suggère sans cesse de nouveaux usages. Je ne devrais pas avoir peur de changer, c’est ma nature de changer. (Nature aime à changer.)