15.9.22

Je déteste les images. Désormais, dans la version en ligne de ce journal, il n’y aura plus d’images. La version originale n’en comporte pas ou très peu (la carte postale de Derrida et des détails d’un tableau, c’est tout ce dont je me souviens) et, la plupart du temps, ce n’est que pure servitude si je consens à en mettre en ligne pour accompagner les textes que je publie (pour faire joli, pour attirer le chaland, pour faire comme tout le monde, pour faire semblant de partager). En fait, je crois que l’écriture devrait avoir pour mission de détruire l’image, de détruire la façon dont les images nous dominent et nous rendent aveugles. Le miroir de Stendhal n’a que peu à voir avec ce que le roman (c’est-à-dire la littérature en général) est devenu. Filant facilement la métaphore, on dirait volontiers que le miroir est brisé, mais ce n’est pas cela. La littérature, asservie à l’immédiateté de l’image et à sa facticité fondamentale (toutes les images sont fausses), ne fait que renforcer l’état de la culture qui tend à n’être plus qu’exclusivement visuelle. Visuelle, c’est-à-dire passive. Délégant toutes les fonctions créatrices à l’intelligence artificielle, l’être humain se prépare à lui-même un avenir de consommateur total, pour qui le moindre effort, fût-il de la plus élémentaire herméneutique, est épuisant. Dans le futur, les efforts seront réservés aux plus basses classes de la population, ce néo-lumpenprolétariat que forment les masses de migrants attirés par la prospérité de façade de l’Occident, déracinés, sans identité, sans papiers, corvéables jusqu’à épuisement total, le stock de main d’œuvre, en l’absence de frontières ralentissant le flux, pouvant se renouveler indéfiniment. Désormais, ici et dans la version en ligne, les images seront des preuves ou des documents. Il n’y en aura plus d’autres, plus d’illustrations, plus d’ornement. Que la vérité. Sur l’image ci-dessous (notez qu’elle ne possède aucune qualité esthétique, c’est un pur document, pas un morceau de photojournalisme, c’est une trace à l’état brut, qui ne donne rien à voir, mais montre les choses comme elles sont, comme elles nous tombent sous les yeux, il faut archiver la réalité, c’est si facile de détourner le regard et d’oublier, la preuve en images), on voit ce que j’ai vu hier au soir de ma fenêtre. J’avais entendu quelqu’un crier, mais ce n’était pas un supporter du PSG qui exultait, il y avait une détresse dans la voix de l’homme que j’avais entendu crier, une détresse sale, rauque, pas civilisée ou alors décivilisée. Un peu après, je me suis levé, j’ai tiré le rideau et j’ai vu ce que l’on voit sur l’image ci-dessous. Il était onze heures du soir, j’essayais de lire Proust dans mon lit, ce que les bruits de la rue m’empêchaient de faire exactement comme je l’aurais voulu. Je suis retourné à mon livre. Et puis, je me suis relevé, prenant mon téléphone portable avec moi, pour prendre cette scène en photographie. Je commente déjà l’image, mais je veux aller un peu plus loin encore. Ce que l’on voit sur cette image, c’est certes un homme qui dort (je me suis demandé s’il était mort, mais il a répondu à mon interrogation en bougeant la jambe, ce qu’on ne voit pas sur l’image ci-dessous) allongé par terre entre un abribus et la terrasse d’un café ordinaire de Paris. On voit des gens attablés devant des boissons alcoolisées, principalement des pintes de bière. Ces gens sont jeunes et blancs, hommes et femmes en à peu près égales proportions. Je précise que, majoritairement, les clients du café sont blancs. Et que les propriétaires sont d’origine asiatique (les noms sur la boîte aux lettres confirment l’identification visuelle). On voit encore que personne ne prête attention à la présence de ce gisant. Qu’il puisse être mort ou en train de mourir, cela ne semble préoccuper personne, ni les clients du café ni les propriétaires du café ni les passants qui passent devant le café (et, sur le boulevard, il y en a beaucoup, de toutes les origines ethniques). On voit aussi que la présence de ce gisant à l’apparence repoussante ne gêne personne, n’empêche personne de consommer ses consommations, de rire, de crier, de se montrer des choses sur l’écran du téléphone portable, ce qui semble signifier que cette situation est parfaitement normale. Pour les jeunes petits-bourgeois blancs, la jeunesse en toc de France, il est parfaitement normal qu’un pouilleux se vautre par terre et s’endorme à ses pieds, cela ne provoque aucune réaction, peut-être un vague coup d’œil interloqué, mais guère plus, il est normal que des gens crèvent à côté pendant qu’ils sont tranquillement attablés à la terrasse d’un café pour consommer. Rien ne trouble la paix que leur procure un confort économique qui, pourtant, pourrait bientôt toucher à sa fin. À cette terrasse de café, comme aux centaines de terrasses de café de Paris, aux milliers de terrasses de café de France, d’Europe et d’Occident, le client ignore l’angoisse, l’anxiété. Sa consommation l’en empêche. Si je vais encore plus loin dans le commentaire, je peux dire que c’est ainsi que se produira la fin du monde : dans l’indifférence générale. Elle se produira sous nos yeux cependant que nous serons occupés à consommer. Et rien n’est susceptible de perturber le consommateur pendant qu’il consomme. Rien, pas même la mort. Pensant à cette image, ainsi qu’à tout ce que je viens d’écrire à son sujet, je me suis fait la remarque que, moi-même, je n’avais rien fait, je n’étais pas descendu dans la rue pour aider le pouilleux, je n’avais pas appelé le samu social, je m’étais contenté de prendre ce que je voyais en photographie pour écrire à ce sujet (au sujet de l’image, de ma prise en photographie, du statut de l’image, etc.). Et c’est vrai. Plusieurs remarques peuvent être faites au sujet de cette remarque : au nom de quoi devrais-je, moi, prendre en charge ce que la société dans son ensemble refuse de prendre en charge ? suis-je un saint ? en ai-je la vocation ? après tout, ne puis-je pas souhaiter ne pas intervenir, supposant que, ne faisant rien, je précipite la fin de ce monde abject (une forme de nihilisme thérapeutique qui ne me semble pas stupide) ? au nom de quoi, en outre, devrais-je être meilleur que les autres ? ce n’est pas confortable de regarder la réalité en face et de commenter cette réalité, ce qui est confortable, c’est de ne pas la voir, de préférer regarder des images de la réalité plutôt que la réalité elle-même, aussi dans quelle mesure ne vaut-il pas mieux, en effet, que je demeure objectif, pur appareil, distant, n’intervenant pas, non par principe, mais pour témoigner ? reproche-t-on à un photographe de guerre de ne pas manier le fusil-mitrailleur ? Le fait que le monde est comme il est, c’est cela que nous devons commencer par voir. Pas l’image du monde — le monde. Ce n’est pas quelque chose qui va de soi tant nous sommes habitués à déléguer à d’autres (écrivains, artistes, intellectuels, experts, qui sais-je encore ? il y en a tellement…) le soin de cette perception, tant les instruments sont nombreux pour recréer un monde qui soit plus conforme à ce que nous imaginons être nos désirs. Un soir de match avec des potes devant sa pinte de bière, quel être humain sensé s’embarrasserait d’un regard pour qui s’affale sale, ivre et laid à ses pieds ? Après tout, un cadavre, il suffit de l’enjamber. C’est que nous avons désappris à voir les choses telles qu’elles sont, préférant une réalité qui n’existe pas, mais qui nous flatte, nous rend plus beaux que nous ne le sommes, nous renvoie l’image d’êtres meilleurs que nous ne le sommes. Or, nous ne sommes ni beaux ni bons. Mais qui sommes-nous ?