22.9.22

Le compostage humain n’est qu’une étape de plus dans la normalisation d’Auschwitz : son universalisation. Ce que l’être humain a perdu avec Auschwitz, c’est sa dignité. Par là, je n’entends pas seulement que ce sont les bourreaux qui ont perdu leur dignité en privant les victimes de toute la leur, mais surtout que c’est l’espèce humaine en tant que telle qui l’a perdue, qui a cessé d’être à part symboliquement dans la nature. Il conviendrait ainsi de dire qu’avec Auschwitz, l’être humain a perdu toute dimension symbolique. Comme les images que les lecteurs de Primo Levi ont en tête après avoir lu Se questo è un uomo, ce n’est plus que le spectre sans épaisseur du charnier. L’être humain est devenu du bétail comme un autre, un fonds qu’on peut exploiter totalement. Même la mort n’est pas en mesure d’arrêter l’exploitation de l’être humain. Avec obstination, nous poursuivons l’œuvre de destruction d’Auschwitz. Auschwitz, ainsi, ce n’est pas le nom d’un événement historique comme « la bataille d’Azincourt » ou « la prise de la Bastille », c’est une époque, c’est notre époque. Loin de se contenter de marquer une fin, d’indiquer une limite, la limite extrême de la raison qui se retourne contre elle-même, s’autodétruit — pour résumer en une phrase la thèse d’Adorno et Horkheimer —, Auschwitz est un moment inaugural, le début d’une époque. L’être humain n’ayant pas plus de valeur que le reste de l’univers, c’est-à-dire : aucune valeur, on peut en faire n’importe quoi, du savon comme du compost. L’être humain n’ayant plus ni nature ni valeur, on peut en disposer à l’infini. Rien n’est en mesure de le sauver de l’exploitation totale à laquelle il est livré. Tous les principes peuvent justifier cette exploitation parce qu’Auschwitz a détruit la possibilité de tout principe : comment avoir foi en une espèce qui se livre, avec un tel esprit de système, à des actes d’une telle barbarie ? De toutes les espèces, l’espèce humaine, et notamment sa branche occidentale, est la pire de toute. Raison suffisante de lui donner ce qu’elle mérite : l’asservissement le plus total, l’avilissement sans retenue. Le compostage humain au nom du respect de l’environnement, à côté duquel les scènes de barbarie de Salò de Pasolini ont quelque chose d’idyllique, assigne à l’être humain la place la plus basse dans l’échelle de l’univers. Il faut s’humilier, se traiter avec la plus grande absence de respect, s’avilir au possible, s’empiffrer, jouir à s’en tuer, se consommer jusqu’à l’ultime ressource de la dépouille. Rien ne doit résister à l’impératif de consommation : tout doit être utilisé. La protection de l’environnement, comme jadis la pureté de la race, sert de prétexte à cet utilitarisme total. Qui, face à cet impératif moral suprême, osera encore demander qu’on le traite avec le respect qu’on doit à une fin en soi ? Dans un monde de purs moyens où tout doit servir à la production, où tout doit permettre la consommation, plus rien, pas même le sol où mon cadavre est enterré, plus rien ne saurait être sacré. Et quand viendra le moment de nous épuiser enfin, le dernier des messies dira : Compostons-nous les uns les autres.