Je me suis mis à écrire comme un imbécile et je n’ai rien compris. Ce que je veux, je ne l’ai pas, alors je suis obligé de faire des choses que je ne veux pas faire, de chercher à faire des choses que je n’ai pas envie de faire parce qu’il faut bien faire quelque chose, exister, je crois que j’en ai déjà parlé hier, parce qu’il faut penser à l’avenir, ajouterai-je aujourd’hui, à ce qu’il pourrait se passer, voire à la retraite, oui, tiens, soyons fous, et toi alors, qu’est-ce que tu fais en ce moment, Jérôme ? Rien. Je t’emmerde. Hier, Nelly m’a dit quelque chose à propos du fait d’aller chercher Daphné à l’école à 16h30 tous les jours et je me suis dit : Mais moi, ça me plaît d’aller chercher Daphné à l’école, et j’ai commencé à me demander ce que je ressentirais si je passais moins de temps avec elle, si nous ne faisions pas les devoirs ensemble, le soir, ce que j’ai pris l’habitude de faire, et que j’aime tout particulièrement, je m’en aperçois. Comme je ne suis pas comme tout le monde, j’ai le sentiment que tout le monde me déteste. Peut-être que j’exagère, mais ce n’est pas la question, je ne parle pas d’une éventuelle réalité objective, je parle de mon sentiment. Le fait que j’aime passer du temps avec ma fille (j’ai conscience que cela ne durera pas éternellement, je ne suis pas un imbécile), est-ce que cela fait de moi quelqu’un de moins intéressant que les autres ? Dis-le mieux. Le fait que j’aime passer du temps avec ma fille, est-ce que cela fait de moi un écrivain moins intéressant que les autres ? La réponse est oui. En allant prendre le métro mardi soir, j’ai vu cette immense affiche qui faisait la promotion d’une écrivaine qui passe la nuit au musée et écrit qu’elle a passé la nuit au musée dans un livre qui se vend à la rentrée littéraire ensuite. J’ai l’impression que la photographie est la même depuis dix ans, mais non, c’est simplement qu’elle fait toujours la même tête, c’est sa tête d’autrice, pour qu’on la reconnaisse. Elle fait toujours la même tête, raconte toujours la même chose. C’est un métier. Ça ne s’improvise pas. Moi, quand j’écris, j’improvise presque toujours. La plupart du temps, je n’ai absolument aucune idée de ce que je vais écrire, un sentiment, une affirmation, un doute, une angoisse, une peine, un désir, tout un tas de choses, oui, mais rien à écrire. Et souvent, c’est ainsi, dans cette absence, dans le rien à écrire, que ce qu’il y a de plus vivant, de plus beau, de plus fort, de plus profond dans l’écriture se produit. Face au vide, au néant, mais littéralement, face au retrait de la chose, quelque chose se produit qui est de la nature de l’écriture. Mais pourquoi est-ce que je dis cela ? Je ne sais pas, mais je ne me vois pas, moi, écrire à la commande, comme ça, passe la nuit au musée et fais un livre, ça sort à la rentrée, grosse promo, affiches dans le métro. Ça tombe bien, tu me diras, on ne me le propose pas. D’où vient le rapport que je voyais il y a quelques instants avec ce que j’étais en train de dire ? L’affiche — que je n’ai pas vue dans la métro, mais dans la rue avant d’aller prendre le métro — l’affiche est une vanité. Tout le contraire du temps que je passe avec ma fille. Mais personne ne voit le memento mori dans l’affiche, tout le monde voit la célébrité, l’argent, les émissions de télé, personne ne voit la vanité dans l’affiche parce que tout le monde veut se convaincre que c’est cela, le monde social qui légitime cela, qui permet d’accéder à l’éternité. Oblivio mori, disent les instants que je passe avec ma fille, l’attente devant le portail, la question sur la journée passée, le goûter, les devoirs, non que la mort disparaisse, soit annulée, avec eux, avec elle, non qu’on accède par eux à la vie éternelle, par eux, par elle, ce n’est pas l’enjeu. « Que restera-t-il de nous quand nous serons morts ? », cette question-là, je la rature nonchalamment, me libérant par là même de toute vanité, de tout espoir de survivre, de demeurer.