Difficile d’aimer l’enfant en ce moment, comme si elle ne répondait pas à mes attentes. J’ai beau me dire qu’elle n’a pas à le faire, que c’est un être à part avec une personnalité indépendante, qui vit sa vie, pas la mienne par projection, beau me dire encore que ce n’est pas une chose, une réponse à mes désirs, je ressens une profonde insatisfaction. Peut-être est-ce moi qui en suis la cause, peut-être sont-ce justement mes désirs qui ne sont pas correctement orientés, peut-être est-ce ma vie en tant que telle, en tant que c’est ma vie, veux-je dire, pas la vie du père de l’enfant, qui ne fait pas l’objet des bons désirs ou ne répond pas à mes désirs. Mais qu’est-ce que cela signifie « pas la vie du père de l’enfant » ? Y a-t-il plusieurs mois en moi ? J’ai beau l’écrire tous les jours, je me sens prisonnier de ce journal. Parce que je n’écris rien d’autre. Je crois que je ne suis presque plus écrivain. Je pourrais arrêter, cela ne ferait rien. Ce qui me fascine, par exemple, dans les immenses projets inachevés de Walter Benjamin, sur les passages, sur Baudelaire, c’est son opiniâtreté. Là où moi, je suis paresseux, je ne fais rien. Ce journal m’asphyxie, mais je ne peux pas arrêter de l’écrire parce que, si j’arrête de l’écrire, n’écrivant rien d’autre, j’arrête d’écrire. Mais cela ne serait-il pas souhaitable ? Aller au bout de la crise plutôt que de vivoter de la sorte. Est-ce le temps, la fatigue, que je boive trop, qui fait que je n’ai goût à rien ? Mais je n’ai pas goût à rien, ce n’est pas vie. J’ai envie de vêtements, de souliers, de cette petite lampe jaune dessinée par Charlotte Perriand que j’ai vue jeudi dans le magasin, j’ai envie de choses. Il y a donc du désir, mais ce n’est pas cela, évidemment, pas cela qui importe. Car, malgré nos disputes trop fréquentes (est-ce la raison pour laquelle j’ai eu l’impression que le « bonjour » de la concierge, hier, n’était pas des plus aimables ? ne sois pas trop paranoïaque, veux-tu), je suis heureux avec Nelly. Et cet amour qui dure éclipse tout ce qu’il y a de détestable au monde : oui, quelque chose peut durer qui ne soit pas imbécile, ne salisse pas, échappe au commerce, à l’exploitation, à la domination, ne soit pas un mensonge. Un mensonge de plus, un mensonge de trop. Regardant la sélection que le journal opère dans le programme de la Nuit blanche à Paris, je ne vois que mensonges, fausses vérités, règne post-esthétique de la bêtise : sous des dehors ludiques, colorés, populaires, tout semble avilissant. Est-ce que de tels propos font de moi « un réactionnaire » (insulte suprême) ? À n’en pas douter. Mais alors, conscient que je suis de cette tare qui m’afflige, ne devrais-je pas me réformer, embrasser une culture écologique et inclusive ? Non. À l’affirmation bêtasse de l’époque qui jouit de se célébrer elle-même, je réponds par la négative.