5.10.22

Relisant les épreuves de mon prochain livre tout en écoutant Palais de Mari et For Bunita Marcus de Morton Feldman, pièces qui sont comme sa bande-son idéale, je me suis assoupi à plusieurs reprises aux alentours de la page 150. Je ne sais pas pourquoi j’avais gardé en mémoire que l’ouvrage ne faisait que 150 pages alors qu’il en fait environ 20 de plus, et mon corps, incité par cette croyance erronée, se voyant arriver près de la fin, a dû se relâcher. C’est ainsi que j’explique ces disparitions momentanées. À quoi ai-je rêvé durant ces sommeils soupirs ? Je l’ignore. Des images me sont-elles venues ? Ai-je découvert quelque chose ? Je ne le saurais probablement jamais. Il y a deux semaines de cela, quand R. m’a envoyé le texte, j’ai tout lu à haute voix. Aujourd’hui, j’ai tout lu en silence. Et sans doute est-ce lui, ce silence, qui m’a poussé vers le sommeil. J’ai envie de dire que je ne sais plus quoi penser de ce long poème, s’il est bon s’il est mauvais, mais je trouve cette remarque banale, non qu’elle ne soit pas vraie, mais j’ai toujours la même impression, de ne plus savoir ce que vaut ce que je fais. Tout ce que je puis dire, c’est que je l’ai fait, que cela existe et c’est cela, en tout cas je le suppose, qui importe. Qu’est-ce, en effet, que cette question de la valeur quand on voit la valeur que l’époque accorde aux choses ? Mais ce n’est pas ce que je voulais dire. Relisant ces épreuves, j’ai été projeté dans un autre temps, en présence d’un autre moi dont je parcourais les pensées, suivais les pas, mais que, depuis la rédaction, j’avais cessé d’être. Je ne sais pas si c’est une idée que j’ai déjà formulée — si c’est le cas, tant pis, ou tant mieux, peut-être est-ce la preuve que j’y tiens, si ce n’est pas le cas, je crois qu’elle mérite que je m’en souvienne —, mais je crois que j’écris pour cesser d’être qui je suis, pour devenir un autre, inconnu, un x à venir. J’écris pour me défaire de qui je suis et inventer quelqu’un que je ne suis pas. Ce n’est pas uniquement pour cela que j’écris — j’écris pour comprendre le monde, pour préparer la prochaine révolution, forger des outils, clarifier les idées en vue de ne pas la rater —, mais il me semble que c’est une dimension importante de mon écriture en tant qu’activité (en tant que forme aussi) et liée à cette idée de « révolution », si simpliste que puisse sembler cette expression (elle l’est, mais elle a le mérite d’une certaine clarté). Cette phrase, dans Austerlitz, qui m’obsède depuis hier : « Trente-six degrés, dit Alphonso, est le point qui, dans la nature, s’est toujours avéré le plus favorable, une sorte de seuil magique, et il lui était arrivé de songer, pour reprendre les termes de ses propos, dit Austerlitz, il lui était arrivé de songer que tout le malheur des hommes venait de ce que, à un moment donné, ils s’étaient écartés de cette norme, s’étaient échauffés et vivaient en permanence dans un léger état fiévreux. » Aussi, ai-je dit à Nelly tout à l’heure, lire dans le métro m’avait manqué. Cette phrase, je l’ai lue sur la ligne 10 qui va de la station Boulogne-Porte de Saint-Cloud à la station Austerlitz. J’aime lire dans le métro.