8.10.22

Repensant avant de le relire au court texte que j’ai écrit hier après avoir lu le journal du Guillaume Vissac et qui fait Ce matin, je suis tombé sur une vidéo TikTok, ou un truc du genre, je ne m’y connais pas trop en vidéos format portrait téléphone courtes, une vidéo où Pascal Praud s’extasiait en présence de l’auteur sur le fait que certaines personnes choisissaient de se faire enterrer au son de « ah qu’est-ce qu’on est serré au fond de cette boîte chantent les sardines chantent les sardines ah qu’est-ce qu’on est serré entre l’huile et les aromates » de Patrick Sébastien, ce à quoi Patrick Sébastien répondait tout sourire en disant que c’était « l’humour suprême », je pense qu’il voulait dire « ultime » et pas « suprême », « suprême », c’est l’amour, John Coltrane nous l’a appris, mais passons, et j’y ai repensé à l’instant en lisant le journal de Guillaume Vissac où il raconte qu’il aimerait qu’on passe une chanson de Bowie à son enterrement. Moi, même si ce n’est pas de moi qu’il s’agit, je crois que je ne peux pas m’empêcher de parler de moi, moi, je ne sais pas ce que je voudrais qu’on écoute à mon enterrement, mais en revanche, je sais où je veux être enterré, peut-être For Bunita Marcus de Morton Feldman ou Palais de Mari, mais ce n’est pas ce que je me suis dit, je me suis dit que, décidément, nous ne vivions pas dans le même monde. On essaie de se faire accroire que tout le monde vit dans le même monde, mais ce n’est pas vrai. Après la phrase sur son enterrement, dans le journal de Guillaume Vissac, il y a un long développement sur Simeon ten Holt et, même si je n’ai pas regardé la courte vidéo de Pascal Praud et Patrick Sébastien jusqu’au bout, je sais que leur entretien n’aura donné lieu à aucun long développement, à aucun développement du tout et que, mais sans mépris du tout, et tant pis si cela passe pour méprisant, non mais je le dis sans mépris du tout, on nous fait vivre en situation de sous-développement, on nous oblige à vivre en sous-développés, l’interdiction même des développements, la simplification de tous les problèmes, la destruction de la pensée à coups de simplifications, d’arguments d’autorité, comme cet article du monde sur la viande qui commence par une citation de Claude Lévi-Strauss, évidemment, où il dit qu’un jour on considérera la fait de manger de la chair animale avec un dégoût identique à celui avec lequel on considère le fait de manger de la chair humaine, comme si cela avait le moindre rapport, comme si dans les sociétés qui pratiquent le sacrifice humain, le sacrifice n’était pas un honneur pour le sacrifié, comme si, pour ces sociétés, le sacrifice n’était pas la plus haute civilisation et pas du tout une forme de barbarie, l’exact contraire de la barbarie, comment Claude Lévi-Strauss ne serait-il pas nécessairement dans le camp du bien ? il ne peut pas en être autrement, donc qui le cite est dans le camp du bien, et qui est dans le camp du bien a raison, et qui a le culot de dire le contraire est dans le camp du mal et a tort, fin pour toujours de la discussion alors qu’elle n’a même pas commencé, ladite discussion, tout cela, c’est le sous-développement, l’obligation de réduction à néant de notre sensibilité, là où, précisément, qui s’efforce à quelque chose est contraint aux longs développements. Moi, je n’aime pas trop Bowie, mais ce n’est pas la question, car je peux suivre le développement de Guillaume Vissac et je peux me sentir concerné par la chose, je me sens inclus de fait, oui c’est cela inclus quand même, la chose, elle, ne m’inclurait pas parce que je n’aime pas trop Bowie. Si c’est pour rencontrer l’identité partout, ne parler qu’à des gens comme moi qui pensent comme moi, qui sentent comme moi, qui vivent comme moi, ça ne m’intéresse pas, tout le monde réclame de la diversité, mais en fait tout le monde déteste la différence, les gens veulent de l’identité, la leur, et la même pour tous, mais moi, j’aime la différence, plus elle est grande plus c’est fascinant, parfois il ne suffit d’un rien, d’une question de goût comme ça, qu’on dirait inoffensive, mais qui t’emporte dans un univers mental, un univers tout court, qui n’a rien à voir avec le tien, et alors tu voyages, sans bouger le cul de ta chaise, de ton banc, en l’occurrence, tu voyages, bilan carbone = 0, bilan spirituel = 100000000000000000000000000000000, etc., et là, c’est fort, quelque chose se passe, c’est fort quand quelque chose se passe, même presque rien, c’est fort, non ? et qui porte la marque de la plus parfaite improvisation, cela ne fait aucun doute à la lecture, marque que je ne veux pas atténuer, cependant, bien au contraire, marque que je veux montrer comme telle, parce qu’elle m’intéresse en tant que telle, je me suis fait cette réflexion que le monde, mais peut-être ferais-je mieux de dire « l’univers », que l’univers était tissé de coïncidences, qui n’en sont peut-être pas d’ailleurs, qui sont probablement des relations entre certains points et d’autres de l’univers, points qui semblent très éloignés les uns des autres mais qui, si on les regarde de la bonne façon, si on leur prête la bonne attention, si on les aborde avec le bon état d’esprit, s’avèrent plus proches qu’on ne l’aurait supposé si on n’avait pas remarquer la connexion entre eux, la liaison entre eux, c’est-à-dire : en étant attentif. « Relation », « connexion », « liaison », tous ces mots ne veulent pas dire « sympathie », « affinité », « sorofraternité », ni je ne sais pas trop quoi, cela n’a rien à voir, il peut y avoir relation et contradiction, connexion et conflit, liaison et opposition, mais les choses sont reliées entre elles, raison pour laquelle nous ne vivons pas dans un grand chaos dépourvu de signification, mais dans un κόσμος qu’il nous appartient de déchiffrer comme on déchiffrerait une langue inconnue. Quand nous nous représentons l’univers, nous nous le représentons ou bien comme un tout ordonné a priori (la raison de cet ordre étant de nature théologique ou scientifique) ou comme un ensemble de fragments disparates sans cohérence aucune. Or, il y a de fortes chances pour que ces deux conceptions soient aussi fausses l’une que l’autre, et que nous ayons toujours de nouveau à déchiffrer ce κόσμος dans lequel nous sommes jetés à la naissance sans en comprendre la raison, et peut-être n’y a-t-il pas de raison à cela, mais qu’il n’y ait pas de raison, cela n’implique pas qu’il n’y ait pas de sens : il n’y a probablement pas de raison ultime, mais cela n’implique pas qu’il n’y a pas de sens, pas une infinité de significations qu’il nous appartient de comprendre pour vivre dans ce κόσμος où nous sommes nés, où nous vivons. Enfin, en tout cas, c’est ce que je me suis dit après relu le court texte que j’avais écrit après avoir lu le journal d’hier de Guillaume Vissac. Et je ne sais pas si j’ai raison ou tort, cela ne m’intéresse pas vraiment d’avoir raison ou tort, ce n’est pas une question d’avoir raison ou tort, c’est une question d’observation, d’attention à ce qu’il se passe dans l’univers, tu ne peux pas être attentif à tout ce qu’il se passe dans l’univers, si tu entreprenais de le faire, tu t’apercevrais que c’est au-dessus de tes forces, l’univers est beaucoup trop grand pour que tu sois attentif à tout ce qu’il s’y passe, mais tu peux être attentif à ce qui, de ce qu’il se passe dans l’univers, se passe devant toi, et l’enregistrer et le traiter, et essayer de le comprendre pour comprendre ta vie, la vie des autres, la vie en général. Lisant les pages du journal de Guillaume Vissac, pages que je lis tous les jours, sauf exception, je me trouve fréquemment confronté à l’altérité — du mode de vie, des goûts, etc. — mais cette altérité ne me repousse pas, au contraire, elle m’attire, probablement parce qu’elle est exposée avec grand style et intelligence, je ne dis pas que cela ne joue pas un grand rôle dans mon appréciation de la chose, mais enfin, ce n’est pas toute la chose, je suis attiré par cette altérité, comme le positif et le négatif des pôles de l’aimant, quelque chose comme ça, je ne sais pas si c’est une bonne comparaison, en tout cas, quelque chose se passe qui m’ouvre au dehors, à l’extériorité, à l’étrangeté, à d’autres vies que la mienne, des vies que je ne vivrais jamais, des vies que je ne peux pas vivre parce qu’elles ne sont pas la mienne, des vies qui ne me rabaissent pas, ne me culpabilisent pas, ne m’humilient pas, mais me permettent de comprendre des choses que, sans elles, je n’aurais pas comprises. C’est à cela, peut-être, s’il faut à tout prix trouver une utilité aux choses, c’est peut-être à cela que sert le style — l’écriture, si tu préfères, l’art de l’écriture, si tu préfères — à nous donner envie de nous ouvrir au dehors, à l’extériorité, à l’étrangeté, la puissance de l’art d’écrire étant bien plus grande que toutes les injonctions morales dont on nous accable sans relâche. Le style, l’art de l’écriture, ne gouverne ni ne domine, l’art d’écrire examine, révèle et ouvre.