Pourquoi est-ce que je m’entête à écrire des choses qui ne seront pas publiées ? Pour le plaisir que je prends à les écrire, sans doute, et que je retrouve, les ayant écrites, à les lire, à les corriger, à les parfaire. Comme cet article dont je ne veux mots dire car, s’il n’est pas publié, il disparaîtra dans les archives de mon œuvre mort-née à laquelle quelqu’un ne se consacrera sans doute pas après ma mort. Le malheur dans l’affaire des choses que j’écris et qui ne seront probablement pas publiées, c’est que je crois en ce que je dis et que, me semble-t-il, le monde se porterait mieux s’il les lisait. Mais peut-être est-ce une illusion, entretenue par le fait indiscutable que les choses que j’écris, ou leur immense majorité du moins, le fait indiscutable que les choses que j’écris ne sont pas publiées. D’autant que l’on a bien vu que les choses par moi écrites et qui ont été publiées n’ont rien changé au monde ou alors pas grand-chose, si peu, de fait, qu’on ne s’aperçoit pas du changement, et peut-être est-il inexistant, en effet, oui, sans effet. Mais alors pourquoi continuer ? Ne serait-ce que pour le plaisir que j’ai évoqué à l’instant, je devrais dire : les plaisirs, ne serait-ce que pour les plaisirs évoquées à l’instant, cela en vaudrait la peine. Je viens de relire une nouvelle fois cet article que j’ai écrit à haute voix. Pourquoi est-ce que je m’entête à écrire des choses qui ne seront pas publiées ? Sans doute parce que, si je ne m’entêtais pas à écrire des choses qui ne sont pas publiées, je n’écrirais rien du tout. Parfois, je me demande ce que cela fait que de vivre dans la peau d’un auteur qui est l’objet du désir du milieu littéraire, des lecteurs, des médias, etc., mais je n’arrive pas à me le représenter. Moins à cause de l’étrangeté du monde dans lequel vit cet autre que moi, et qui est le même monde que celui dans lequel je vis, tout le problème est là, qu’en raison du fait que je ne veux pas vivre la vie d’un autre que moi, ou alors la vie de cet autre que je deviens. Ce qui m’intéresse, c’est le sillon que je creuse, pour ainsi dire, pas les sillons que les autres creusent. Si le sillon que les autres creusent leur vaut succès, exposition médiatique, prix, tant mieux pour eux, mais cela n’excite pas mon désir de faire ce qu’ils font pour obtenir succès, exposition médiatique, prix, — je veux faire ce que je fais. C’est le seul critère d’évaluation que je connaisse et reconnaisse. Aussi, même si cet article ne devait pas être publié, il aura existé, il aura exprimé ce que je pensais de l’objet qui est son sujet ou peut-être moins de l’objet qui est son sujet que du contexte, disons mieux : du monde, du monde dans lequel l’objet qui est son sujet est rendu possible. Et le fait qu’il existe un monde dans lequel l’objet qui est le sujet de l’article que j’ai écrit est rendu possible est une raison suffisante pour changer ce monde.