12.10.22

Faut-il attendre d’être complètement défiguré ou est-il préférable de mourir avant, histoire de sauver la face ? Avec ou sans jeu de mots de mauvais goût, — je préfère ne pas choisir, tout laisser dans une manière d’indétermination qui n’est toutefois pas exactement salvatrice, mais franchement hypocrite. En vérité, le doute n’est pas permis. M’observant dans le reflet du miroir de la salle de bains (— Mais pourquoi, mon Dieu, pourquoi ? — Eh bien, c’est cela, la vanité, mon fils.), je me suis aperçu que la jonction avait été faite entre la cicatrice qui est là, depuis l’enfance, sous mon œil droit et les rides qui le cernent en sorte qu’une profonde balafre souligne désormais la noirceur de mon âge avancé — de plus en plus avancé. Le suis-je moi ? Oh, vers la mort, cela ne fait guère de doute. Et le pire, je m’en suis rendu compte, c’est que je ne sais pas depuis combien de temps la jonction a été faite. Il se peut fort bien que je ne m’en aperçoive qu’aujourd’hui, mais qu’elle, la balafre, soit là depuis des semaines, voire des mois. À mort les miroirs. Dans « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », le conte de Borges, Adolfo Bioy Casares rappelle au narrateur que, pour l’un des hérésiarques d’Uqbar, les miroirs et la copulation sont abominables parce qu’ils augmentent le nombre des êtres humains. N’étant pas d’humeur grivoise, je ne dirai rien de la copulation, mais il est certain que, si les miroirs sont abominables, c’est parce qu’ils augmentent le nombre des rides. Et les révèlent aux pauvres mortels que nous sommes. Mortels certes, mais fragiles ; fragiles et vaniteux. Devrais-je alors briser tous les miroirs que je rencontre pour mettre un terme à cette affreuse prolifération ? Ne serait-il pas plus économique, et moins dangereux, de ne plus se regarder dedans ? Pourtant, purs reflets de la réalité telle qu’elle est, si misérable, si détestable qu’elle soit, les miroirs sont innocents — tout comme le temps. Il n’y a que nous qui sommes coupables, coupables de nous vouloir admirer. N’est-il pas heureux, au contraire, de regarder les choses telles qu’elles sont, sans fard, d’ouvrir les yeux sur les illusions que nous entretenons au sujet de nous-mêmes, illusions que nous entretenons par là même aux yeux des autres ? Il n’est pas heureux de vieillir, pas plus qu’il n’est heureux de mourir, ce n’est pas ce que je veux dire, c’est tout bêtement inévitable, rien d’autre, mais il est heureux  en revanche de n’être pas la dupe de l’image mensongère que l’on se fabrique pour échapper à soi-même et falsifier la réalité.