Comment tenir ensemble tous les bouts de la chose ? Comme si on le pouvait seulement. Du réel, à vrai dire, à l’essayer du moins, peut-être n’y a-t-il que des parcelles, ensembles suffisamment homogènes pour qu’on puisse leur trouver quelque sens, leur en inventer un s’il le faut, mais rien au-delà qui les relie entre eux, forment quelque totalité. Pas des morceaux, pas des fragments — qui supposent toujours un tout absent auquel ils se réfèrent pourtant, mais en vain —, non, des parcelles. Nous manquera-t-il donc toujours quelque chose ? L’absence de totalité signifie-t-elle notre impuissance ? Exprime-t-il notre faillite, incapacité caractéristique — naturelle, oserait-on, si l’on ne craignait pas quelque reproche d’obsolescence — à saisir la chose ? À la place de la chose, n’avons-nous pas mis qu’objets, produits en série issus de notre industrie de l’être ? L’industrie n’a pas pas seulement rendu obsolète la main de l’être humain, elle a annulé l’être même. Ou, pour reposer la question : faut-il donc qu’il nous manque toujours quelque chose ? Nostalgie ou surproduction, il y a toujours quelque chose en moins que ne remplace pas quelque chose en trop. C’est vrai que l’on ne sait plus où donner de la tête. Et pourtant, nous avons la tête vide. Rien ne colle — tout se juxtapose. C’est-à-dire que même l’explication ultime de la nature de la nature ne répondrait pas à la question non moins ultime de savoir ce que je fais là. Mais qu’est-ce que je fais là ? Au royaume de l’être, sommes-nous les seuls sujets qui puissions connaître pareil sentiment ? Dès lors, ce qui ferait de nous — et par nous, j’entends quelque chose comme l’espèce — des êtres à part, ce serait moins un lot de propriétés spéciales, d’aptitudes uniques, que la théorie interminable de nos perplexités. Nous sommes là, là où nous avons toujours été, avec nos yeux tout ronds ouverts sur l’univers, et nous ne comprenons rien. Perplexes parcelles. Quand les sirènes mécaniques déchirent le boulevard et me transpercent, c’est toujours la même voix qui répond à mon étonnement : Bus 28 Direction Porte de Clichy. Mécanique infatigable. Sauf que, comme nous, elle peut être à court d’énergie. Oui, mais la machine, peut-elle être perplexe ? Dans un univers parfaitement ordonné, nous serions les machines inventées par Dieu pour exprimer la perplexité que lui inspire sa création. Sauf qu’on invente pas de machines pour cela, mais pour tout exaucer. Piètre fantasme. Comment se fait-il que je sois toujours aussi étonné ? Cela, je crois, je ne parviens pas à me l’expliquer.