J’ai pensé à S. il y a quelques jours à peine. Effet secondaire du retour à Paris, sans doute, où nous étions devenus amis. Et c’est vrai que c’était bien de « parler littérature » avec lui (le fait qu’il m’ait influencé me semble indiscutable), mais ne s’est-il pas avéré comme tout le monde, finalement, ni plus ni moins intéressant ? — quelqu’un de plus, c’est tout. Or, quelqu’un de plus — quelqu’un de plus ou quelqu’un de moins —, ça ne fait pas de différence. Ou une infinitésimale. Quand Charlemagne m’avait dit qu’il ne l’appréciait pas, moi, je l’avais défendu, mais je crois que j’aurais mieux fait de m’abstenir. J’aurais mieux fait de ne penser qu’à moi. Ce n’est pas vrai. Je ne crois pas en ce que je dis. Si je le dis, c’est pour me protéger. Sauf qu’il n’y a rien contre quoi se protéger (surtout pas a posteriori) ; on ne se protège pas contre la vie ; la vie, on la vit. Si c’était à refaire, je referais exactement la même chose parce que c’est ainsi que je suis. Ainsi que, de surcroît, il faut que je sois. Il devait m’envoyer un livre qu’il avait traduit, il ne l’a pas fait : normal. Les gens sont inconséquents, qu’y puis-je ? La frontière ultime, ne passe-t-elle pas là, d’ailleurs, entre « les gens », qui ne nous déçoivent jamais, ne sous étonnent pas, sont conformes à ce que l’on attend d’eux, rien, et « les amis », qui sont toujours là, et toujours là où on ne les attend pas ? Pourquoi est-ce que pense, non : pourquoi est-ce que j’écris tout cela ? Je ne sais pas. Est-ce qu’il y a des choses que je devrais écrire et d’autres, non ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Qui décide ? L’idée même qu’on puisse encore écrire quelque chose — ne serait-ce qu’à cause de l’étouffante vulgate qui veut que tout soit politique — mais quand étouffera-t-elle, elle, la vulgate ? — semble douteuse. Qui peut vraiment avoir envie d’écrire ? Pour qui n’est pas un vulgaire commerçant, la tâche ne tient-elle pas de la malédiction (tous les jours qui me sont donnés de vivre, etc.) ? Mais pourquoi est-ce que je raconte tout cela ? Quand j’en ai eu l’idée, cela m’a semblé évident et maintenant que je l’écris, beaucoup moins. Pendant que j’écrivais, je me suis même mis à penser à autre chose, à complètement autre chose que ce sur quoi j’étais en train d’écrire — les gens —, je me suis mis à penser qu’il allait falloir que j’écrive un livre surtout pour ne pas le publier, et réinventer ainsi une manière d’art pour l’art, quand l’art est toujours fait pour autre chose que lui-même, à commencer par cette obsession politique qui nous pollue, rend notre atmosphère irrespirable, nous interdit d’être libre, nous intime des ordres auxquels nous devons obéir, impératif catégorique, obéir ou bien périr, périr c’est-à-dire : n’être pas publié, n’être pas publié c’est-à-dire : ne pas exister, mais au nom de quoi faudrait-il que je tolère qu’un autre que moi décide si j’ai le droit d’exister ou pas, au nom de ces nouvelles idoles que nous nous fabriquons pour nous justifier, celles-là même en lesquelles je ne crois pas, ne veux pas croire, oui, réinventer l’art pour l’art, c’est cela. À quoi bon écrire, si ce n’est pour écrire, à quoi bien écrire ?