15.10.22

Les guerres de tranchée par prix nobels interposés ont quelque chose de débilitant, surtout quand les rafales de kalash verbale sont tirées depuis les hauteurs du parc des Buttes-Chaumont. Elles installent une sorte de concurrence des génocides, des douleurs, des victimes — ne jamais perdre de vue que notre ethos est fondamentalement capitaliste — et, au nom du dogme des pensées acceptables car « non problématiques », nous enjoignent de choisir notre camp « parce que, tu comprends, tout est politique ». Quand on veut jouer au plus malin, on appelle ça, « la post-vérité ». Or, la vérité, avant ou après, c’est que ce n’est rien du tout. On gaspille des ressources colossales (financières, écologiques, temporelles, intellectuelles) alors que ça n’en vaut pas la peine. Aussi, quand les gens pensent (il paraît que ça s’appelle comme ça), a-t-on l’impression d’avoir affaire aux arrière-petits-enfants demeurés de Staline : tout est grossier, caricatural, agressif, comme si, dans nos démocraties fatiguées de sublimer la violence par le langage, on rêvait de guillotines et de rivières de sang avec un entrain d’autant plus grand que, en réalité, on n’est jamais qu’un poseur. Ou une poseuse. À défaut de tuer, le ridicule devrait laisser des traces sur les visages, comme jadis la petite vérole. Alors, on verrait à qui l’on a affaire et l’on ne pourrait plus se réfugier derrière les barricades de nos postures morales et des facilités de langage dont elles accouchent. Car, c’est cela, en effet, le plus insupportable : le saccage du langage auquel on assiste, acteur estropié de fait par les pontes des académies officieuses (elles n’aspirent qu’à prendre la place des officielles), sa défiguration. Pour culpabiliser l’ennemi, il faut privatiser le langage, créer des clivages, interdire des formes, en imposer d’autres, multiplier les oppositions binaires, être partout comme les collabos sous l’occupation, occuper le terrain commun pour se l’approprier. En post-démocratie, personne ne veut plus de l’égalité, c’est autre chose qu’on exige : des droits spécifiques. Dont celui, absolu, de faire rendre gorge à quiconque a le malheur d’exister. L’existence — apolitique, antisociale, qui s’efforce de conserver intact son potentiel sauvage pour le consacrer —, l’existence doit être réformée. Expie ou péris, mais en tout cas, tais-toi, et laisse les nouvelles colonnes seules parler. Plus tard, dans un train de banlieue en direction de Meudon, un train à la beauté fatale, à la beauté banale, j’oublierai tout. Et ne m’en souviendrai pas, ensuite, sous les lumières jaunes, marron, rouges de la terrasse de l’observatoire d’où l’on domine Paris du regard. Au lieu de faire l’effort de m’en rappeler, demi d’ouverture improvisé, je préférerai donner des coups de pied dans des petits fruits d’automne tout juste de l’arbre tombés. Qu’importe l’histoire ? Qu’importent les luttes et les révolutions ? Rien n’est politique que ce qui meurt. De ce qui vit, rien n’est politique.