22.10.22

Ce matin, je suis allé me promener au cimetière. Et, me promenant au cimetière, je me suis dit que l’une des raisons qui faisaient peut-être que j’étais fasciné ou obsédé par les cimetières, je ne sais pas quel est le verbe qui convient le mieux pour décrire le sentiment qui est le mien dans les cimetières, pas tous les cimetières non, mais certains, comme le cimitero degli inglesi à Rome, ou le cimitero monumentale di Staglieno à Gènes, ou l’Ascension Parish Burial Ground de Cambridge, ce dernier où je ne me suis jamais rendu, mais où j’aimerais me rendre un jour prochain, ou bien encore le cimetière du Montparnasse, où je suis allé me promener ce matin, l’une des raisons était peut-être que ma mère n’ayant pas eu de sépulture, je n’ai jamais pu aller me recueillir sur sa tombe et que ne me reste donc, pour me recueillir, que la tombe des autres, de tous les autres qui ne sont pas ma mère, c’est-à-dire la totalité de la population humaine morte moins une. Réjouissante perspective. L’absence de tombe de ma mère, en avais-je conscience quand j’ai écrit Pedro Mayr, roman qui témoigne de mon obsession pour les tombes ? Je ne le crois pas. Cette absence, ce manque, ce n’est que ce matin que j’en ai réellement pris conscience, sur le ton calme du promeneur, sans colère, sans rancœur, sans haine. Que j’aie été privé de cette tombe — une tombe, en effet, n’est pas tant destinée aux morts qu’aux vivants — m’a paru à la fois absolument terrifiant et parfaitement banal parce que cette absence l’est, absolument terrifiante et parfaitement banale, ma mère étant morte depuis suffisamment longtemps pour que j’aie fini par me faire à l’idée de cette double absence, l’absence de ma mère et l’absence de sa sépulture, et que je ne parvienne toutefois pas à m’en remettre. Il y avait bien à un moment, quelque part dans l’appartement familial, une urne funéraire censée contenir les cendres de ma défunte mère, mais qui pourrait se recueillir devant pareil vase désertique ? Il faut un lieu, une atmosphère, un symbole, bref, un cimetière. Mais où est-elle passée, cette urne ? Je n’en ai pas la moindre idée. Et puis, n’est-ce pas trop tard de toute façon, beaucoup trop tard ? Cette absence, cette lacune, cette plaie impossible à refermer, ou qui ne se referme que par l’effet du temps, non par l’action de l’esprit sur lui-même, des esprits les uns sur les autres, quand je me promène dans les cimetières, j’ai désormais l’impression de marcher avec elle. Au début, je m’en souviens, peu après la mort de ma mère, la seule pensée des cimetières m’était insupportable, et ce n’est que peu à peu que je me suis fait à l’idée qu’ils pouvaient être des lieux accueillants, non pour les morts, mais pour les vivants, accueillants en tant que lieux de recueillement. Pour nous, ma mère et moi, c’est trop tard. Tant pis, sinon vivre avec, vivre avec cette béance au cœur du deuil inachevé, que puis-je faire ? Il faisait beau, ce matin, quand je me suis promené dans les allées du cimetière du Montparnasse, un peu trop doux pour la saison, oui, c’est vrai, mais cela ne m’a pas empêché de déambuler au son de mes pas dans les feuilles des arbres tombées, mortes. Marchant, j’ai soudain eu envie de toucher la tombe d’un mort, de n’importe quel mort, de poser ma main sur la pierre et de sentir. Je me suis arrêté devant une pierre couverte de mousse verte et j’ai posé ma main dessus. Je n’ai rien ressenti parce qu’il n’y avait rien à ressentir. Il n’y a que des grands trous que nous remplissons de symboles, mais ici, il n’y a jamais que l’absence ; une absence nécessaire. Un peu plus tard, je me suis arrêté devant la tombe de ce jeune homme, mort à vingt-et-un ans, et qui semblait aimer le surf et les voyages dans l’espace, notamment. J’ai conçu un sentiment étrange à l’endroit de cette tombe, étrange parce que muet : il y a des tombes de personnages célèbres dans le cimetière, c’est d’ailleurs pour les voir que la plupart des gens qui viennent ici viennent ici, « Il est où, Gainsbourg ? », « T’as vu Chirac ? », peut-on les entendre s’interpeler quand ils ne déposent pas des baisers rouges ou de petits objets mimétiques sur les tombes de Marguerite Duras, Simone de Beauvoir, Charles Baudelaire, Julio Cortázar, mais lui, cet inconnu dont j’ai déjà oublié le nom, lui, il n’avait rien de semblable, des gens étaient venus ce recueillir sur sa tombe, en 2006, en 2009, une autre année non précisée encore, et puis plus rien. Ses parents étaient-ils morts à leur tour ? Ses proches avaient-ils fini par l’oublier ? Ces traces anciennes m’ont ému, par leur disparition, surtout, je crois, disparition qui signifiait que la présence des vivants elle-même avait une fin. Tout finit. C’est une idée qui semble banale, en effet, mais quand on en fait l’expérience, elle cesse de l’être. Tout a une fin. Même la fin a une fin. Est-ce à cela que servent les tombes : mettre fin à la fin ? Et moi alors, moi qui en suis privé, ne connaîtrais-je pas de fin ? Je pourrais en vouloir — j’entends : continuer d’en vouloir à qui m’a privé de ce deuil — mais à quoi cela servirait-il ? À rien. Et pourtant, je crois que je lui en veux encore, je crois que je lui en voudrais toujours. C’est ainsi : mon deuil est destiné à l’infini.