Je voudrais avoir deux têtes quand je me promène dans les rues de Paris. Ou, à défaut de cette monstruosité pragmatique, posséder un système articulé faisant office de minerve qui me permettrait de regarder vers le haut sans solliciter excessivement les muscles et articulations de mon cou et pouvoir ainsi, par la grâce tranquille de ma flâneuse prothèse, contempler à loisir les façades des maisons, des immeubles, des bâtiments. Le piéton pressé, les yeux rivés sur l’écran de son téléphone, ou trop gâté par une longue fréquentation de la capitale, ignore, blasé, la chance qui est pourtant la sienne. Il faut avoir séjourné dans une ville sans guère d’âme pour, de retour tel Ulysse en Ithaque, jouir du plaisir renouvelé que seules peuvent procurer les façades des immeubles parisiens. Elles ne sont pas toutes belles, non, loin s’en faut, il ne faut pas raconter n’importe quoi, mais nombre d’entre elles sont nonobstant sublimes, qui racontent une histoire, expriment une personnalité, évoquent une époque de nous inconnue et que l’on sent pourtant, en un clin d’œil, dans l’arc d’une porte cochère, le carreau d’une fenêtre, la physionomie d’une corniche, la couleur d’une tuile, d’une ardoise, d’un toit. Tout ce qu’il y a à faire pour jouir de ce plaisir incomparable, c’est marcher, prendre son temps, aller là où les coins de rue nous guident, en un mot qu’on n’utilise plus que de travers : flâner. Le flâneur contemporain n’est pas sans lien avec le flâneur de Baudelaire et Benjamin, mais il s’en distingue largement parce qu’il est revenu de tout. Mais, pour lui, ce « retour de tout » n’a rien de désabusé, au contraire, il lui permet de voir le monde d’un regard neuf, et peut-être plus vrai que par le passé car débarrassé des illusions qui en déforment la perception. Que tout soit faux, cela ne signifie pas, en effet, que les choses elles-mêmes soient fausses, et partant que l’expérience qu’on fait de celles-ci le soit elle aussi : « vrai » et « faux » sont des propriétés de nos phrases, pas des choses sur lesquelles portent nos phrases. S’il y a quelque chose de vrai et de faux, la responsabilité nous en incombe à nous seuls. Nous ne pouvons pas rendre le monde coupable de notre fausseté. Débarrassé de la croyance d’après laquelle la vérité, le sens de l’histoire sont des choses qui se révèlent, qui se donnent une fois pour toutes dans tel ou tel récit idéologique, le flâneur s’autorise de nouveau à faire une expérience, à voir quelque chose. Il peut être sans jugement ou, au contraire, très sévère, il peut se satisfaire de contempler, méprisant qui, l’entourant, ne sait pas jouir des mêmes plaisirs que lui. Cette déambulation n’a pas non plus pour lui le sens grossièrement politique que lui ont donné les situationnistes. Au fond, notre intérieur à tous est tapissé de nihilisme : nous savons bien que tout est perdu, que les révolutions ne livrent jamais a priori le nom de leur vainqueur et que la victoire ne présage en rien du destin de l’histoire. Mais cela ne nous empêche plus ni de dormir ni de vivre. Il y a quelque chose de l’ordre de la nouvelle vitalité ou, pour ainsi dire, de la seconde jeunesse qui s’offre à nous aujourd’hui. Bien sûr que tout est mensonge, bien sûr que tout est publicité, bien sûr que tout est commerce, mais si je puis marcher et contempler les façades des immeubles, n’est-ce pas aussi que tout est libre, que tout s’offre à moi avec une nouvelle fraîcheur, une nouvelle légèreté ? Le plaisir de marcher dans la ville, à quel autre est-il comparable ? Par sa démarche, le flâneur défie la mobilité. Tandis que les autres sont pris en otages par le temps, le flâneur va, et ses pas labourent l’époque inculte. Le flâneur réinvente le monde par soustraction : ne poursuivant aucun but pratique, aucune fin hygiénique, aucun dessein idéologique, il porte dans chacun de ses pas la possibilité d’un renversement des choses, d’un monde nouveau. Il est libre.